Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
des deux côtés de la rue, comme s’il
espérait que quelqu’un vienne lui donner un certificat prouvant ladite
autorité. Ou pour vérifier que leur conversation n’avait pas de témoins.
— Celle de quelqu’un qui peut vous causer de sérieux
ennuis. Voire transformer votre vie en cauchemar.
Un haut-le-corps. Quelques pas en arrière. Un regard
inquiet, rapide, aux alentours, comme celui qu’avait déjà jeté Tizón. Et un
silence.
— Vous me menacez, commissaire.
— Tout de suite les grands mots !
— Je vous dénoncerai.
Là, Tizón s’est permis un petit rire. Bref, sec. Aussi
sympathique que l’éclat de sa canine en or.
— À qui ? À la police ?… Mais voyons, la
police c’est moi !
— Je parle de la Justice.
— Je suis souvent aussi la Justice. Ne me fatiguez pas.
Cette fois, le silence a été plus long, le commissaire
attendant et le journaliste réfléchissant. Quelque quinze secondes.
— Raisonnons un peu, camarade, a dit enfin Tizón. Vous
me connaissez bien. Et moi je vous connais encore mieux.
Le ton était conciliateur. Un muletier offrant une carotte à
la mule qu’il vient de rouer de coups. Ou qu’il va rouer de coups. C’est ainsi,
du moins, que Zafra a paru l’interpréter.
— Il y a la liberté de la presse, a-t-il dit. Je
suppose que vous êtes au courant.
C’était prononcé d’une manière qui ne manquait pas de
fermeté. Ce rat, a pensé Tizón, n’est pas un lâche. Après tout, a-t-il conclu,
il y a des rats qui ne le sont pas. Capables de vous bouffer un homme tout cru.
— Arrêtez de dire n’importe quoi. D’accord, nous sommes
à Cadix. Votre journal est protégé par le gouvernement et les Cortès, comme
tous les autres… Je ne peux pas vous empêcher de publier ce que vous voulez.
Mais je peux aussi vous en faire regretter les conséquences.
L’autre lève un doigt maculé d’encre.
— Vous ne me faites pas peur. D’autres avant vous ont
essayé de faire taire la voix du peuple, et vous voyez où nous en sommes. Le
jour viendra où…
Il en était presque à se dresser sur ses ergots, ou plutôt
ses chaussures mal cirées. Tizón l’a interrompu d’un geste écœuré. Ne me faites
pas dépenser de la salive pour rien, a-t-il dit. Et économisez la vôtre. Je
veux vous proposer un accord. En entendant ce dernier mot, le publiciste l’a
dévisagé comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Puis il a posé la main sur
son cœur.
— Je ne passe pas d’accord avec des instruments
aveugles du pouvoir.
— Ne me cassez pas les pieds, écoutez plutôt. Ce que je
vous offre est raisonnable.
En peu de mots, le commissaire a exposé ce qu’il avait en tête.
En cas de besoin, il était disposé à livrer au directeur du Jacobino
llustrado les informations adéquates. Et à lui seul. Il lui rapporterait
fidèlement ce qu’il pouvait lui conter, en se réservant les détails
susceptibles d’entraver l’enquête s’il les rendait publics.
— En échange, vous me soignerez. Un peu.
L’autre l’étudiait, méfiant.
— Ça veut dire quoi, exactement ?
— Chanter mes louanges : notre commissaire chargé
des Quartiers, etc., est perspicace, indispensable pour la paix dans la ville,
etcetera. L’enquête est en bonne voie et nous aurons bientôt des surprises… Que
sais-je, moi. C’est vous l’écrivain. La police veille nuit et jour, Cadix est
entre de bonnes mains et des choses comme ça. La routine.
— Vous vous fichez de moi.
— Pas du tout. Je vous dis ce que nous allons faire.
— Je préfère ma liberté d’imprimer. Ma liberté de
citoyen.
— Je n’ai pas l’intention de me mêler de votre liberté
d’imprimer. Mais si nous n’arrivons pas à un accord, l’autre va passer un
mauvais quart d’heure.
— Expliquez-vous.
Songeur, le policier regardait la tête de bronze de sa
canne : une boule ronde en forme de grosse noix. Suffisante pour ouvrir un
crâne d’un seul coup. Le publiciste suivait la direction de ce regard,
impassible. Un individu coriace, a admis mentalement Tizón. On devait
reconnaître que s’il était capable de changer de principes suivant les
nécessités du marché, au moins tant qu’il les soutenait, et quels qu’ils
soient, il savait les défendre toutes griffes dehors. Pour qui ne l’aurait pas
connu, il semblait presque respectable. L’avantage de Tizón était qu’il ne le
connaissait que trop.
— Je vous dis la chose en l’enrobant, ou
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