Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
avec
optimisme : il a la certitude que, très vite, dans des conditions
climatologiques favorables, ses bombes dépasseront les 2 700 toises.
Pour le moment, le tir orienté vers la partie de la baie contiguë à la ville où
mouillent les navires de guerre anglais et espagnols a permis d’en toucher
quelques-uns. Sans beaucoup de précision et sans grands dommages, c’est vrai,
mais en forçant les bateaux à lever l’ancre et à mouiller un peu plus loin,
face aux forts de la Candelaria et de Santa Catalina.
Presque tous les canons de 8 livres sont désormais sur
leurs affûts. Les soldats tirent sur les cordes et poussent, suants et sales.
Imposants comme toujours, les sapeurs travaillent consciencieusement et en
silence. Les artilleurs leur laissent le plus dur du travail et essayent de ne
faire que le strict nécessaire. Quant aux hommes de l’infanterie, ils traînent
autant qu’ils le peuvent. Labiche en gifle un, avec une méchanceté appliquée.
Puis il lui botte le cul.
— Je vais t’apprendre à vivre, canaille !
Desfosseux appelle le sous-officier pour le prendre à part.
Ne les battez pas devant moi, lui dit-il à voix basse pour ne pas le désavouer
devant ses hommes. Labiche hausse les épaules, crache par terre, retourne à son
affaire et, cinq minutes plus tard, distribue de nouveaux horions.
— Je vais vous massacrer !… Bande de
fainéants ! Minables !
L’absence de brise rend la chaleur plus épaisse. Desfosseux
essuie la sueur de son front. Puis il ramasse sa veste et s’éloigne du quai, en
direction d’une jarre pleine d’eau placée à l’ombre au coin de la rue de la
Croix Verte, près de la guérite de la sentinelle. Presque toutes les maisons de
Puerto Real ont été abandonnées par leurs habitants espagnols, de gré ou de
force. Le village est un immense campement militaire. Les grandes grilles de
fer forgé des maisons qui descendent jusqu’au sol sur les façades de la rue
laissent voir des intérieurs dévastés, vitres cassées, portes et meubles en
mille morceaux, paillasses et couvertures par terre. Partout des tas de cendres
des feux de bivouac. Les cours transformées en écuries puent le crottin de
cheval et des essaims de mouches bourdonnent, insupportables.
Le capitaine boit dans une louche, puis s’assied à l’ombre
pour tirer d’une poche une lettre de sa femme – la première en six mois –
qu’il a reçue hier matin avant de quitter la batterie de la Cabezuela. C’est la
cinquième fois qu’il la lit, et elle continue à ne pas susciter en lui de
réelles émotions. Mon cher mari, écrit-elle. J’élève vers Dieu mes
prières pour qu’il te conserve en vie et en bonne santé. La lettre a été
rédigée il y a quatre mois et contient une relation minutieuse et monotone des
événements familiaux, naissances, mariages et enterrements, petits incidents
domestiques, échos d’une ville et de vies lointaines que Simon Desfosseux
parcourt avec indifférence. Même la rumeur que vingt mille Russes s’approchent
des frontières de la Pologne et que l’empereur prépare une guerre contre le
tsar ne réveille pas son intérêt : Pologne, Russie, France, Metz, tout
cela est trop loin. Autrefois, cette indifférence l’inquiétait. Beaucoup. Elle
s’accompagnait même de quelques remords. C’était surtout au début, quand il
descendait avec l’armée vers le sud dans un paysage inconnu et incertain, en
s’éloignant de plus en plus d’un monde en apparence équilibré. Mais c’est fini.
Installé depuis longtemps dans la certitude routinière et géométrique de
l’espace limité qu’il habite désormais, ce manque d’intérêt pour tout ce qui se
passe au-delà des 3 000 toises de portée s’avère extrêmement utile.
Presque confortable. Il l’exonère de mélancolies et de nostalgies.
Desfosseux plie la lettre et la remet dans sa poche. Puis il
observe un moment les travaux de la demi-lune du quai et regarde en direction
du Trocadéro. Il continue d’être soucieux de ne pas entendre Fanfan et ses
frères. Pendant quelque temps, il s’abîme dans des calculs, trajectoires et
paraboles, se laissant emporter comme on s’enfonce dans les vapeurs de l’opium.
La tour Tavira, se souvient-il, heureux : presque à l’intérieur, enfin, de
leur rayon d’action. Magnifique nouvelle. Le centre de Cadix à portée de main.
Le dernier pigeon voyageur qui a traversé la baie a apporté un minuscule plan
de cette partie de
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