Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
entendu. Elle le regarde en silence,
de ses yeux fatigués. Sa peau fanée et les rides précoces autour des yeux et de
la bouche trahissent les ravages du temps, les fatigues domestiques, la
pauvreté perpétuelle, sept accouchements en quelques années, dont trois ont mal
tourné. Pendant qu’il remplit le cruchon avec le vin d’une dame-jeanne doublée
d’osier, le saunier devine dans ce regard ce que les mots ne disent pas. C’est
aller bien loin, mon mari, avec les gabachos qui sont là-bas, presque au bout
du monde, et personne ne nous paiera s’ils te tuent. Personne ne rapportera
plus de quoi manger si tu restes pour toujours dans les étiers. Tu prends déjà
trop de risques, chaque jour, pour aller encore défier le sort de cette
manière.
— Cinq mille réaux, insiste-t-il.
La femme détourne le regard, inexpressive. Fataliste, comme
son époque, sa condition, sa race exploitée. Le beau-frère Cárdenas, qui sait
écrire et compter, a déjà fait le calcul : 3 000 pains de
froment de 2 livres, 250 paires de chaussures, 300 livres de
viande, 800 de café moulu, 2 500 chopines de vin… Voilà les choses
que, parmi bien d’autres, ils pourront acheter si Felipe Mojarra ramène en
remorque, à la rame ou comme Dieu voudra, cette chaloupe canonnière française
du moulin de Santa Cruz à travers une demi-lieue d’étiers, de marais et de
désert. De la nourriture, de l’huile pour la lampe, du bois pour cuisiner et
chauffer la maison en hiver, des habits pour les filles qui vont à moitié nues,
un toit pour la maison, des couvertures neuves pour la paillasse de la pièce
aux murs enfumés où ils dorment tous ensemble, parents et enfants. Un
adoucissement de cette misère que seuls soulagent un poisson péché dans les
étiers ou un oiseau des salines abattu à coups de fusil, avec toujours plus de
difficultés : même le braconnage, qui permettait auparavant de se
débrouiller, est parti au diable à cause de la guerre, avec toute une armée
retranchée dans l’Île.
Le saunier retourne dehors, plissant les yeux devant le
scintillement du soleil sur les eaux tranquilles des étiers et des marais. Il
passe le cruchon à son ami et à son beau-frère qui boivent à la régalade, le
jet de vin coulant directement dans leur gorge. Ils font claquer leur langue,
satisfaits. Les couteaux ouverts hachent le tabac dans les paumes calleuses.
Ils roulent d’autres cigares. La longue file des forçats qui reviennent
lentement de travailler aux fortifications de Gallineras, escortés par des
fusiliers marins, se découpe à contre-jour sur le chemin qui longe l’étier
Saporito et mène à l’arsenal de la Carraca.
— Nous partirons dans cinq jours, dit Mojarra. À la
nuit noire.
*
Du quai de la Jarcia de Puerto Real, Simon Desfosseux
observe la côte ennemie proche. Son œil professionnel, habitué à calculer des
distances réelles ou à l’échelle des cartes, agit avec la précision minutieuse
d’un télémètre : il est à trois milles tout juste de la pointe de la
Cantera, un mille et six dixièmes de la pointe de la Clica, un mille et demi de
la Carraca et de la puissante batterie qui défend l’angle nord-ouest de
l’arsenal, celle de Santa Lucia, située autour de l’ancien bagne, bien armée
par les Espagnols de vingt bouches à feu, y compris des canons de
24 livres et des obusiers de 9 pouces. Tout ce déploiement qui se
prolonge en croisant les angles de tir avec d’autres batteries rend inexpugnable
la ligne ennemie dans ce secteur, car il tient en enfilade les canaux que
pourraient emprunter les attaques françaises, et permet en outre d’appuyer les
incursions des canonnières qui harcèlent périodiquement les troupes impériales.
C’est ce qui s’est passé il y a trois jours, quand une flottille de bateaux
mouillés devant Puerto Real, très près du quai, a été attaquée par des
chaloupes parties de la côte ennemie pendant la nuit. Le lever du jour a révélé
dix chaloupes canonnières, quatre obusières et trois bombardières espagnoles
déployées en ligne de combat et, tout le temps que la marée leur a été
favorable, elles ont tiré plus de vingt grenades et deux cents boulets rasants
en causant beaucoup de dégâts aux bateaux, aux équipages et aux constructions
proches du rivage, avant de se replier sur leur base. À elle seule, celle que
l’on appelle la Grande Maison ou Maison des Rosa, qui sert de magasin de
munitions et de corps de
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