Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
parvenir.
Ôtant sa veste d’uniforme, sans souci de son grade, le
capitaine prête main-forte aux hommes qui, dirigés par le maréchal des logis
Labiche, déchargent les canons dans un grand concert de grincements de câbles
et de poulies, et les installent sur les affûts de bois peint en vert olive.
Ceux-ci ont leur base en forme de plan incliné, avec un châssis de roues sur
une plate-forme de rails qui limite le recul du tir. Le poids de chacun des
longs tubes de fer rend l’installation lente et pénible, aggravée par le manque
d’expérience des hommes : une telle maladresse, estime Desfosseux, leur
mériterait d’être passés sur-le-champ par les baguettes. Mais il ne leur en
veut pas. Parmi les six régiments qui couvrent le front du Trocadéro jusqu’à
Sancti Petri, usés par la pénurie et les pertes inhérentes à la guerre, il y a
une alarmante insuffisance d’artilleurs. Dans ce contexte, même un Labiche,
avec toute sa mauvaise volonté, est un luxe : au moins, il connaît son
métier. Dans les batteries qui tirent sur le périmètre urbain de Cadix,
Desfosseux s’est vu obligé de compléter les effectifs avec de l’infanterie de
ligne. Et ici même, sur le quai de Puerto Real, hormis deux brigadiers, cinq
soldats et trois artilleurs de marine qui sont venus avec les canons d’El
Puerto de Santa María – les liserés rouges de leurs vestes bleues les
distinguent des plastrons blancs de l’infanterie –, tous ceux qui
serviront les pièces appartiennent également aux régiments de ligne.
Cric, croc, grince l’affût. Le capitaine se jette en
arrière, évitant à quelques pouces près qu’une roue ne lui écrase le pied.
Qu’ils aillent tous au diable ! pense-t-il. Lui-même, les canonnières
espagnoles, le maréchal Victor avec ses coups de gueule irraisonnés. N’importe
quel officier aurait pu s’occuper d’installer des canons à Puerto Real ;
mais, ces derniers mois, dès qu’une bombe passe en l’air, quelle qu’en soit la
direction, le duc de Bellune et son état-major considèrent que c’est l’affaire
exclusive de Simon Desfosseux. Je vous donne tout ce que vous me demandez, mon
petit capitaine, a dit Victor la dernière fois. Ou tout ce que je peux vous
donner. Donc, débrouillez-vous et ne me cassez pas les pieds, sauf si c’est
pour m’annoncer une bonne nouvelle. La conséquence en est que tous les
officiers artilleurs et chefs supérieurs du Premier Corps sans exception, y
compris le général commandant l’arme, d’Aboville – qui a remplacé
Lesueur –, vouent à Desfosseux une haine sauvage à peine dissimulée par le
respect des manières et de la discipline : ils l’appellent « l’œil du
maréchal ». Le génie de la balistique, le prodige de Metz, etc. Pour s’en
tenir au plus courant. Le capitaine sait que n’importe lequel de ses chefs et
collègues donnerait un mois de sa solde pour qu’un de ses Villantroys-Ruty lui
explose à la figure ou qu’une bombe espagnole leur fasse la joie de l’expédier
dans un monde meilleur. Bref, pour qu’il passe l’arme à gauche, comme on dit
par euphémisme dans l’armée impériale.
Desfosseux tire sa montre de la poche de son gilet :
cinq heures moins cinq. Il ne souhaite qu’une chose, terminer et revenir à la
redoute de la Cabezuela, près de Fanfan et de ses frères qu’il a laissés sous
la garde du lieutenant Bertoldi. Il a beau savoir qu’ils sont en de bonnes
mains, il s’inquiète de ne pas avoir entendu le moindre coup de canon venant de
ce côté. Ils avaient prévu qu’avant le coucher du soleil, si le vent n’était
pas contraire, ils exécuteraient huit tirs sur Cadix : quatre bombes
inertes remplies de plomb et de sable, et quatre pourvues de charges
explosives.
Ces derniers temps, le capitaine est satisfait. L’arc qui,
sur la carte de la ville, indique le rayon d’action des impacts se déplace
petit à petit vers la partie occidentale du périmètre urbain, couvrant plus
d’un tiers de sa surface. D’après les informations reçues, trois des dernières
bombes lestées de plomb sont tombées près de la tour Tavira, dont la hauteur
fait un excellent repère pour orienter le tir. Cela signifie que les impacts ne
sont plus distants que de 190 toises de la place principale de la ville,
la place San Antonio, et de 140 de l’oratoire de San Felipe Neri où se
réunissent les Cortès insurgées. Avec ces données, Desfosseux voit l’avenir
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