Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
boulets de canon et
d’un grappin. Pressé par la nécessité d’obtenir une confession préventive,
Tizón a commis l’erreur de confier le travail à son aide Cadalso et à deux
sbires peu subtils au jeu des questions et des réponses. Le prisonnier ne
devait pas être en bonne santé, et les interrogateurs ont eu la main trop
lourde.
— Ce n’est pas trop grave, monsieur. Personne n’est au
courant… Ou si peu.
García Pico l’invite à s’asseoir, d’un geste rogue.
— Ça, c’est ce que vous voudriez, dit-il pendant que
Tizón s’installe sur une chaise et pose le portefeuille sur la table.
L’assassinat de la dernière fille n’est pas passé inaperçu.
— Une rumeur que rien n’est venu confirmer, précise le
commissaire.
— Mais il y a eu des demandes d’explications. Deux ou
trois députés aux Cortès se sont même intéressés à l’affaire.
Seulement pendant quelques jours, objecte Tizón. Et en la
voyant comme une mort de plus, isolée. Après, on a tout oublié. Il y a trop de
choses qui attirent les questions, dans cette ville. Sans compter les bombes.
Avec tous ces étrangers et ces militaires, les incidents sont légion. Pas plus
tard qu’hier, un marin anglais a étranglé une prostituée dans le Boquete. Sept
morts violentes depuis le début du mois, dont trois de femmes. Par chance,
pratiquement personne n’a fait le rapprochement entre la dernière fille et les
précédentes.
— Nous avons pu, dit-il pour conclure, fermer les
bouches qu’il fallait.
García Pico contemple le portefeuille comme s’il était
bourré de responsabilités qui ne le regardaient en aucune façon.
— Bon Dieu ! Vous avez dit que vous teniez un
suspect. Bien au chaud, ce sont vos propres paroles.
— Et c’était le cas, admet Tizón. Mais il s’est enfui,
comme je vous l’ai dit. Nous allions le libérer sous surveillance et l’arrêter
de nouveau, afin de ne pas contrevenir aux nouvelles lois…
L’intendant lève une main, évasif. Son regard glisse sur le
commissaire pour se perdre dans l’infini : un lieu indéterminé, entre la
porte fermée et l’inévitable tableau du haut duquel Sa Majesté
Ferdinand VII – tendre martyr de la patrie dans les geôles
françaises – les observe avec des yeux globuleux qui n’inspirent pas
vraiment confiance.
— Épargnez-moi les détails.
Tizón hausse les épaules.
— Deux de mes hommes l’ont emmené, pour les besoins de
l’enquête, sur la scène du dernier crime, et il leur a échappé. Hélas.
— Grave négligence, non ? – L’intendant continue
de fixer le néant, le plus loin possible. – Il s’est évadé en profitant de
leur négligence… Vite fait bien fait.
— Exact, monsieur. Les agents ont été sanctionnés.
— Avec une extrême dureté, j’imagine.
Tizón décide de ne pas relever le sarcasme.
— Nous sommes toujours à sa recherche, précise-t-il,
impassible. Priorité absolue.
— Absolue ?… Vraiment absolue ?
— Enfin presque.
— Je n’en doute pas non plus.
García Pico récupère son regard perdu dans le vide et le
reporte lentement sur le commissaire. Maintenant, il a l’air épuisé. On dirait
que tout concourt à l’accabler : Tizón, les circonstances, la chaleur qui
sort de partout, même des murs, Cadix, l’Espagne. Et la détonation de la bombe
qui, juste à ce moment, retentit aux abords immédiats de la Porte de Terre et
leur fait tourner la tête vers la fenêtre ouverte.
— Laissez-moi vous lire quelque chose.
Il ouvre un tiroir, sort un document imprimé et lit à voix
haute les premières lignes : « Est abolie pour toujours la
question dans tous les territoires et possessions de la Monarchie espagnole et
la pratique reconnue d’affliger et de molester les accusés par les moyens
désignés illégalement et abusivement sous le nom de contrainte, sans qu’aucun
juge, tribunal ou jury puisse commander ni imposer la torture. »
Arrivé à ce point, il s’arrête, lève les yeux et regarde de
nouveau Tizón.
— Qu’en dites-vous ?
Celui-ci ne cille même pas. Qu’est-ce que tu viens m’embêter
avec tes lectures du soir, murmure-t-il intérieurement. Moi, Rogelio Tizón,
commissaire de police dans une ville où le pauvre est déclaré innocent pour
quatre-vingts réaux, l’artisan pour deux cents et le riche pour deux mille.
— Je connais cette disposition, monsieur l’intendant.
Elle a été publiée il y a cinq
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