Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
vous laisse seuls.
Il interrompt le mouvement à peine amorcé. Maraña a posé une
main sur son bras pour le retenir.
— Le capitaine a toute ma confiance, dit-il au
policier. Vous pouvez parler devant lui.
Toujours debout, le commissaire hésite. Ou peut-être fait-il
juste semblant.
— Je ne sais si je dois…
Il les observe alternativement, comme s’il réfléchissait.
Dans l’attente, qui sait, d’un mot ou d’un geste. Mais aucun des deux corsaires
ne dit ou ne fait quoi que ce soit. Pepe Lobo reste assis, dans l’expectative,
lorgnant son second du coin de l’œil. Maraña, toujours impassible, regarde le
policier avec le même calme que pour choisir la carte qu’il placerait à côté
d’un valet. Lobo connaît bien la vie que mène son second en brûlant la
chandelle par les deux bouts : un jeu avide où, chaque jour, le jeune
homme parie avec une désinvolture suicidaire.
— L’affaire est délicate, messieurs, explique le
policier. Je ne voudrais pas…
— Sautez le prologue, suggère Maraña.
L’autre désigne une chaise libre.
— Est-ce que je peux m’asseoir ?
Il n’obtient pas plus de réponse affirmative que négative.
Il prend donc la chaise en la soulevant par le dossier et s’assied un peu en
retrait de la table, canne entre les jambes et chapeau sur les genoux.
— Je résumerai donc l’affaire. Je suis informé que,
lorsque vous êtes à Cadix, vous faites des voyages de l’autre côté…
Maraña continue de le regarder sans qu’un trait de son
visage ne bouge. Les yeux que, par moments, la fièvre fait briller intensément
au milieu de leurs cernes noirs, restent sereins. J’ignore de quels voyages
vous parlez, dit-il d’un ton maussade. Le policier demeure un instant
silencieux, penche la tête, puis se tourne à demi vers la mer comme pour
indiquer une direction. À El Puerto de Santa María, dit-il enfin. La nuit, et
sur des barques de contrebandiers.
— Hier soir, conclut-il, vous êtes allé là-bas. Un
aller et retour.
Une légère toux, rapidement étouffée. Le jeune homme lui rit
au nez avec une parfaite insolence.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez. Et même si
c’était vrai, ça ne vous regarderait pas.
Pepe Lobo voit luire de nouveau la dent en or à la lueur
rougeoyante des torches.
— C’est exact, bien entendu. Encore que pas tout à
fait… Mais la question n’est pas là. J’ai des raisons de croire que vous avez
fait la traversée sur la barque d’un homme qui m’intéresse… Un contrebandier
mulâtre.
Inexpressif, Maraña croise les jambes, tire longuement sur
son cigare et exhale la fumée avec une lenteur délibérée. Puis il hausse les
épaules avec nonchalance.
— Bien. Ça suffit. Bonsoir.
La main qui tient le cigare désigne le chemin de la plage et
de la porte de la ville. Mais l’autre reste assis. Un homme patient, constate
Lobo. C’est vrai que, dans son sale métier, la patience est une qualité utile.
On imagine facilement – les yeux noirs et durs qu’il a devant lui sont
sans équivoque – que le policier se débarrassera de toute cette affabilité
purement technique à l’heure de régler les comptes. Par les temps qui courent,
nul n’est assuré de ne pas se retrouver de l’autre côté des barreaux et de la
loi. Le capitaine corsaire est sûr que Maraña, en dépit de sa jeunesse, de son
insolence et de l’aguardiente qui aiguise son arrogance, en est aussi conscient
que lui, habitué à reconnaître les hommes à leur manière de regarder et de se
taire, et, comme dit le proverbe, l’oiseau à son caca.
— Vous me comprenez mal, monsieur… Je ne suis pas là
pour vous questionner sur des affaires de contrebande.
Une vague de rires fait tourner la tête à Pepe Lobo vers le
cabaret voisin où une danseuse accompagnée par un guitariste frappe
vigoureusement de ses pieds nus le sol de planches, sa jupe relevée sur ses
jambes également nues. Un groupe d’officiers espagnols et anglais vient
d’arriver et se joint à la fête. En les voyant s’installer, le corsaire fait la
grimace. Parmi les Espagnols, il y a un visage qu’il connaît : le
capitaine du génie Lorenzo Virués. Rappel désagréable du passé et antipathie du
présent. L’image de Lolita Palma passe un instant devant ses yeux, aiguisant un
ressentiment vif, précis, à l’encontre du militaire. Cela contribue encore à
assombrir la tournure pénible qu’a prise cette nuit.
— La chose est plus
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