Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
l’esprit. C’est une autre des affaires dont
il s’occupe depuis que le gargotier de la rue de la Véronique l’a mis sur la
piste. Rien n’est encore tout à fait clair : ses hommes ont seulement pu
confirmer qu’il fait passer des gens d’un bord à l’autre. Le mot espionnage est
nouveau dans l’histoire, mais ce n’est pas Tizón qui va le reconnaître devant
son supérieur.
— Il doit s’agir d’un patron de barque que nous surveillons
depuis un certain temps, répond-il prudemment. Il a été mentionné à plusieurs
reprises par nos indicateurs comme douteux… Pour la contrebande, c’est une
certitude. Pour l’espionnage, nous sommes en train de vérifier.
— Mais ne le lâchez pas. Et tenez-moi informé… Même
chose pour les filles assassinées, bien sûr.
— Naturellement, monsieur l’intendant. Nous mettons en
œuvre tout notre art.
L’autre le dévisage comme s’il cherchait quelque ironie
cachée dans ce dernier mot, et Tizón soutient l’inspection avec une innocence
impavide. Finalement, García Pico se détend un peu. Il connaît bien l’homme
qu’il a devant lui. Ou il croit le connaître. C’est lui-même qui l’a confirmé
dans sa charge en accédant, voici deux ans, au poste d’intendant général, et il
ne l’a jamais regretté. Jusqu’à ce jour, en tout cas. Les méthodes du
commissaire constituent une digue qui maintient ses supérieurs à l’abri de
situations gênantes. Efficace, discret, sans ambitions politiques, Rogelio
Tizón est un homme utile en des temps difficiles. Et en Espagne, tous les temps
le sont. Difficiles.
— En ce qui concerne le problème de ces filles, je dois
reconnaître que vous avez les choses bien en main, commissaire. Sous contrôle…
C’est vrai que personne n’établit encore de relation entre les quatre morts.
Tizón se permet un léger sourire, respectueux. Avec juste ce
qu’il faut de complicité.
— Et si quelqu’un le fait, il se tait. Ou on le fait
taire.
L’intendant se redresse sur sa chaise, de nouveau prêt à
bondir.
— Épargnez-moi la méthode.
Après une hésitation, il regarde la pendule accrochée au mur
près de la fenêtre. Interprétant ce mouvement, Tizón ramasse son portefeuille
et se lève. Son supérieur contemple ses mains.
— Rappelez-vous ce que nous a dit le gouverneur,
insiste-t-il. Si un scandale éclate autour de ces morts, nous aurons besoin
d’un coupable.
Tizón s’incline légèrement : un bref mouvement de la
tête, et pas un pouce de plus que ne l’exigent les convenances. Chacun à sa
juste place.
— Nous nous en occupons, monsieur. Nous l’aurons… Tous
mes agents des quartiers et du guet passent au crible les registres et les
inscriptions d’étrangers ; et tous les gens que je peux mobiliser
ratissent la rue.
— Je veux parler d’un vrai coupable. Je ne sais si je
m’explique bien.
Tizón ne cille même pas. Il ressemble à un chat paisible
assis près d’une cage vide. S’appliquant à faire disparaître toute trace de
plumes sur ses moustaches.
— Naturellement, monsieur. Un vrai coupable. C’est très
clair.
— Et qu’il ne s’évade pas, cette fois !
Compris ?… Rappelez-vous ce que je viens de vous lire, bon Dieu !
Faites en sorte que ce ne soit pas nécessaire qu’il s’évade !
*
Des torches plantées dans le sable sous le rempart éclairent
par intermittence la Caleta et permettent de deviner les formes proches des
petites embarcations qui flottent dans la marée haute, près de la rive
silencieuse que vient lécher l’eau noire et calme. La nuit est limpide. Le
mince croissant de lune, qui dans peu de temps montera comme une faucille d’or
dans le champ des étoiles, n’a pas encore paru. Pas un souffle de brise, pas
une ondulation sur la mer. Les flammes verticales des torches projettent leur
lueur rougeâtre sur les gargotes et les cabarets adossés au mur en calcaire
coquillier où, à cette époque de l’année, on mange du poisson et des fruits de
mer durant le jour, on fait de la musique et l’on danse durant la nuit. Sur la
demi-lune de sable ferme et plat, ouverte sur l’Atlantique dans la partie
occidentale de la ville entre le récif de San Sebastían et le fort de Santa
Catalina, les ordonnances de la police sont appliquées sans trop de rigueur. La
Caleta se trouvant hors de l’enceinte fortifiée, les restrictions nocturnes n’y
ont pas cours : la porte de la ville qui donne sur le récif
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