Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
de la
ville et votre compétence ne s’étend pas jusqu’ici.
Le policier acquiesce, exagérément formel.
— J’en prends également note.
— Dans ce cas, quand vous aurez terminé, allez au
diable.
La dent en or luit pour la dernière fois. Promesse non
équivoque de désagréments futurs, estime Pepe Lobo, si son second vient un jour
à faire un faux pas sur le chemin de la loi et de l’ordre. Sans autres
commentaires, les deux marins observent le commissaire leur tourner le dos et
s’éloigner sur le sable de la plage vers le récif et la porte du rempart.
Maraña contemple avec mélancolie son verre vide.
— Je vais commander une autre bouteille.
— Reste. C’est moi qui irai. – Lobo suit encore le
policier des yeux. – Est-ce vrai que tu es allé à El Puerto avec le Mulâtre ?
— Ça se pourrait.
— Tu savais qu’il est suspect ?
— Foutaises. – Le jeune homme esquisse une moue de
mépris. – En tout cas, ce n’est pas mon affaire.
— C’est que ce salaud semblait bien informé. C’est son
travail, j’imagine. S’informer.
Les deux corsaires se taisent un moment. Les accents des
guitares des cabarets continuent de leur arriver. Le policier a disparu dans
l’ombre, sous la voûte de la Porte de la Caleta.
— S’il y a des histoires d’espionnage là-dedans,
commente Pepe Lobo, tu peux avoir des problèmes.
— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi, capitaine. Ça
suffit pour aujourd’hui.
— Tu penses sortir cette nuit ?
Maraña ne répond pas. Il a saisi le verre vide et le fait
tourner entre ses doigts.
— Ça change les choses, insiste Lobo. Je ne peux pas
prendre le risque qu’on t’arrête à la veille d’appareiller.
— Ne t’inquiète pas… Je ne pense pas bouger de Cadix.
— Donne-moi ta parole.
— Pas question. Ma vie privée m’appartient.
— Ce n’est pas ta vie privée. C’est l’engagement que tu
as pris. Je ne peux pas perdre mon second deux jours avant de lever l’ancre.
Taciturne, Maraña regarde la lumière lointaine du phare.
Pepe Lobo sait que sa parole d’honneur est une des rares choses qu’il respecte.
Le second de la Culebra fait passer avant tout ce que d’autres – et
l’on peut sans hésitation inclure le capitaine corsaire dans le lot –
considèrent comme une simple formule tactique ou un stratagème qui n’engage à
rien. Tenir mordicus la parole donnée est une conséquence de plus de sa nature
sombre et provocante. Une forme de désespoir comme une autre.
— Tu as ma parole.
Pepe Lobo vide le fond de son verre et se lève.
— Je vais chercher l’aguardiente. J’en profiterai pour
pisser un coup.
Il marche sur le sable jusqu’au plancher du cabaret voisin et
demande qu’on leur apporte une autre bouteille. Ce faisant, il passe près d’un
groupe d’officiers parmi lesquels est assis le capitaine Virués et constate que
celui-ci l’a reconnu et le regarde. Le corsaire poursuit sa marche pour se
diriger vers un coin obscur du rempart, sous l’esplanade de San Pedro, qui pue
l’urine et l’ordure. Il se déboutonne et se soulage en s’appuyant d’une main
contre le mur, puis rajuste son pantalon et revient sur ses pas. Quand il passe
de nouveau sur les planches du cabaret, certains compagnons de Virués
l’observent avec curiosité. Il est probable que celui-ci a émis une remarque à
son sujet, et la présence parmi eux de deux vestes rouges laisse soupçonner à
Pepe Lobo qu’il a été question de Gibraltar. Ce ne serait pas la première fois,
et cela inclut Lolita Palma. Ce souvenir le rend furieux. Difficile de tenir
pour nul et non avenu ce « certains disent que vous n’êtes pas un homme
d’honneur » de leur dernière conversation. Il n’a jamais prétendu en être
un, mais il n’admet pas que Virués en fasse des gorges chaudes dans les soirées
mondaines. Ni qu’il suscite les sourires sournois qu’il remarque en passant
devant les officiers.
Le corsaire continue son chemin tandis que lui reviennent
par rafales les souvenirs de la nuit de Gibraltar, l’obscurité du port et la
tension de l’attente, le danger et les chuchotements, la sentinelle poignardée
gisant à terre, l’eau glacée avant d’aborder la tartane, la lutte sourde avec
le marin de garde, le clapotis du corps tombant dans l’eau, la voile déployée
après avoir tranché les amarres, et le bateau dérivant sur l’eau noire de la
baie, vers l’ouest et la liberté. Tout
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