Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
officiers restent assis et se regardent entre eux. Particulièrement les
Anglais : de toute évidence, ils ne comprennent pas un mot d’espagnol mais
n’en ont pas besoin. La scène est désormais internationale. Elle se traduit
d’elle-même.
Virués touche la cravate noire qu’il porte autour du col
immaculé de sa chemise, comme pour l’ajuster. Ses efforts pour se contrôler
sont visibles. Il tire sur les pans de sa veste, pose une main sur la hanche et
regarde le corsaire de haut : il mesure au moins six pouces de plus que
lui.
— C’est une infamie, dit-il.
Pepe Lobo n’ouvre pas la bouche. Les paroles sont ce
qu’elles sont, et il n’est pas né de la dernière pluie. Il se borne à étudier
son vis-à-vis de haut en bas d’un œil vigilant – comme s’il portait sur lui
le couteau qu’il n’a pas –, calculant où frapper dès que Virués bougera le
petit doigt, si tant est qu’il le fasse. Comme s’il devinait son intention, le
militaire demeure immobile, le regard interrogateur. Courtoisement menaçant.
Mais menaçant quand même.
— J’exige une solution honorable, monsieur.
Au mot honorable, le corsaire esquisse une grimace. À
la limite du ricanement. Laisse tomber ton honneur militaire, pense-t-il.
Rentre-moi plutôt dans le lard, pauvre type.
— Trêve de bavardages et de simagrées. Nous ne sommes
pas à la Cour ou dans la salle des Drapeaux.
À la table, les officiers ne perdent pas une parole. Pepe
Lobo a la veste déboutonnée et les bras séparés du corps, à la manière des
lutteurs. Et c’est bien cela qu’il semble être en ce moment : épaules
larges, mains puissantes. Son instinct de marin, combiné à sa longue expérience
des bouges portuaires et de leurs habituels incidents, le maintient en alerte,
prêt à affronter tout mouvement probable ou improbable. Calculant les risques. Cette
même expérience lui permet de deviner derrière lui la présence silencieuse de
Ricardo Maraña. Le Petit Marquis, flairant des problèmes, s’est approché et se
tient prêt en cas de bagarre. Dangereux, comme toujours. Et fasse le Ciel,
pense Lobo, que l’idée ne lui vienne pas de mettre la main sur ce qu’il porte à
son côté gauche, sous le pan de sa veste. Parce que l’alcool peut conduire à
des plaisanteries qui n’en sont pas. Comme celle dans laquelle je me suis
embarqué, par exemple. Cette impulsion idiote qui m’a mis devant ce type,
incapable d’aller plus loin s’il ne bouge pas, et incapable de reculer sans
avoir l’air de me dégonfler, pour avoir enfreint cette règle de base : ne
jamais sonner le branle-bas à la mauvaise heure ni au mauvais endroit.
— J’exige réparation, insiste Virués.
Le corsaire regarde en direction du récif qui se prolonge
au-delà du fort de Santa Catalina. C’est le seul lieu proche qui offre
suffisamment de discrétion, mais, par chance, la marée basse ne le découvrira
complètement que dans deux heures. Il éprouve une immense envie de tomber sur
le capitaine à bras raccourcis, mais pas de se battre dans les règles, avec
témoins et tout le saint-frusquin de protocoles ridicules. L’idée est absurde.
Le duel est interdit par la loi. Dans le meilleur des cas, il pourrait perdre
sa lettre de marque et le commandement de la Culebra. Ce que les Sánchez
Guinea ne manqueraient pas de prendre fort mal. Et Lolita Palma aussi.
— Je lève l’ancre dans deux jours, précise-t-il d’une
voix neutre.
Il l’a dit sur le ton adéquat, la tête bien droite. Comme
s’il réfléchissait à voix haute. Personne ne peut dire qu’il recule. L’autre
regarde ses compagnons. L’un d’eux, un capitaine d’artillerie à moustache grise
et d’allure respectable, fait un léger signe négatif de la tête. Maintenant
Virués hésite, et le corsaire s’en rend compte. Voilà ma chance, se dit-il. On
peut remettre l’affaire à un autre jour. Plus discrètement.
— Don Lorenzo prend son service demain très tôt,
confirme Moustache Grise. Nous retournons dès l’aube à l’île de León. Lui,
moi-même, et ces messieurs.
Imperturbable en apparence, Pepe Lobo continue de regarder
fixement Virués.
— Dans ces conditions, c’est difficile.
— Il semble.
Indécision des deux côtés, à présent. Soulagement dissimulé
chez le corsaire. Laissons faire le temps, conclut-il, et puis on verra bien.
Il se demande si l’adversaire ressent la même chose. Bien que son flair lui
dise que oui. Qu’il
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