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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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est, lui aussi, soulagé.
    — Reportons cette conversation, dans ce cas.
    — J’espère vous revoir bientôt, monsieur, précise
Virués.
    — Épargnez-vous le « monsieur ». Ça vous fait
mal à la langue… Et moi aussi, je l’espère, l’ami. Pour effacer ce sourire de
vos lèvres.
    Nouvel afflux de sang au visage du militaire. Un instant,
Lobo croit qu’il va se jeter sur lui. S’il essaye de me gifler, pense-t-il, je
casse une bouteille et je lui éclate la figure. Après, advienne que pourra.
    — Je ne suis pas votre ami et je ne l’ai jamais été,
rétorque Virués, indigné. Et si, cette nuit, je n’étais pas…
    — C’est ça. Si vous n’étiez pas.
    Le corsaire rit grossièrement. Insolent. Ce faisant, il
glisse les doigts dans une poche de son gilet, en sort deux pièces d’argent
qu’il lance au patron du cabaret, et tourne le dos à Virués en quittant les
lieux. Derrière lui résonnent les pas irréguliers de Ricardo Maraña, d’abord
sur les planches, puis sur le sable.
    — Incroyable… Tu me sermonnes en prêchant la prudence,
et cinq minutes plus tard tu cherches un duel…
    Pepe Lobo éclate encore une fois de rire. Il rit de
lui-même, avant tout.
    — C’est l’alcool, je suppose.
    Ils marchent sur le sable rougeâtre de la plage, vers les
barques échouées près de la passerelle du récif de San Sebastían. Maraña a
rejoint son capitaine et boite à côté de lui, en l’observant à la lueur
imprécise des torches plantées dans le sable. Il le fait avec curiosité, comme
s’il le voyait cette nuit pour la première fois.
    — C’est sûrement ça, insiste Lobo, au bout d’un moment.
L’alcool.

 
8
    L’aube n’est plus loin. Le levant souffle avec violence,
sans rencontrer d’obstacles sur le paysage plat des salines, entraînant des
tourbillons de poussière et de sable qui cachent les étoiles. Mille coups
d’épingles invisibles piquent les quatre hommes – trois adultes et un
adolescent – qui, depuis plusieurs heures, se déplacent dans l’obscurité
en pataugeant dans la vase. Ils sont armés de sabres, de haches, de navajas et
de couteaux, et avancent lentement, le visage recouvert de chiffons ou de
mouchoirs pour se protéger des attaques impitoyables du vent. Celui-ci est si fort
que, chaque fois qu’ils font un bout de chemin en dehors d’un étier ou d’un de
ses embranchements, l’air sèche sur-le-champ l’eau salée et la boue sur leurs
vêtements.
    — Voilà le grand étier, murmure Felipe Mojarra.
    Il s’est arrêté pour s’accroupir, tendant l’oreille, entre
les rameaux de salicorne qui lui fouettent le visage. On n’entend que le bruit
du vent dans les broussailles et celui du courant de la marée descendante dans
le canal voisin : un ruban obscur dans le paysage noir, avec des reflets
mats qui permettent de le distinguer dans les ténèbres.
    — Il va falloir encore se mouiller.
    Trente vares, se souvient le saunier : c’est la largeur
approximative de l’étier à cet endroit. Par chance, formés dès l’enfance à la
vie dans les marais, lui et ses compagnons savent ce qu’ils doivent faire. L’un
après l’autre, ils se rejoignent sur la rive : Curro Panizo, son fils
Currito, le beau-frère Cárdenas. Silhouettes silencieuses et résolues. Ils sont
partis ensemble de l’Île à la tombée de la nuit et, à la faveur des tourbillons
de poussière, ils ont traversé les lignes espagnoles par le sud de l’île du
Vicario, passant en rampant sous les canons de la batterie de San Pedro. De là,
peu avant minuit, ils ont traversé à la nage l’étier du Camarón pour s’enfoncer
sur presque une demi-lieue dans un désert total, suivant dans l’obscurité le
dédale des marais et des étiers secondaires.
    — Où on est ? demande le beau-frère Cárdenas dans
un chuchotement.
    Felipe Mojarra n’est pas sûr. La poussière soulevée par le levant
le désoriente. Il craint d’avoir mal compté les étiers secondaires qu’ils ont
laissés derrière eux, de s’être aventuré trop avant et de tomber en plein sur
les retranchements français. Du coup, il se lève, écarte les buissons noirs et
scrute l’obscurité, paupières à demi fermées pour tenter de se protéger du vent
saturé de sable. Finalement, à quelques pas, ses yeux de braconnier habitués à
voir dans la nuit reconnaissent la forme sombre de quelque chose qui ressemble
aux côtes d’un énorme squelette : les membrures pourries

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