Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
dessine l’étier Alcomocal et ses embranchements
comme des rubans de plomb fraîchement fondu, s’élargissant près du moulin de
Santa Cruz que l’on devine proche, encore dans l’ombre. Et sur la gauche, à la
jonction avec l’étier qui va jusqu’à Chiclana, près d’un petit môle en planches
et d’un hangar que le saunier connaît bien – ils étaient déjà là avant la
guerre –, il voit l’ombre noire, longue et plate d’une chaloupe canonnière
qui se découpe sur le reflet plombé de l’eau.
— Où se tient la sentinelle ? lui demande Panizo.
— Au bout du môle… Nous pouvons approcher par les carreaux
du marais, de mur en mur. Les autres dorment dans le hangar.
— Alors allons-y. Il se fait tard.
Les pins proches commencent à prendre forme quand les quatre
hommes passent le dernier carreau et s’enfoncent dans la fange visqueuse. Une
clarté grise et ocre découvre déjà, entre les tourbillons de vent sale, le
hangar en planches, le petit môle et la silhouette de la canonnière qui y est
amarrée. Mojarra respire, soulagé de voir qu’elle n’est pas échouée sur la
vase, mais qu’elle flotte, le mât un peu incliné vers l’avant et la voile
latine enverguée sur l’antenne basse. Voilà qui aidera à naviguer avec le
levant, en descendant le grand étier, au lieu de ramer à en cracher ses poumons
avec les gabachos aux fesses.
— Je ne vois pas la sentinelle.
Panizo s’avance pour jeter un coup d’œil. Il revient en
rampant.
— Elle est à droite, à côté du môle. À l’abri du vent.
Mojarra, qui identifie enfin la forme noire et
immobile – pourvu qu’il soit en train de ronfler, pense-t-il –, a
détaché le sabre qu’il porte dans son dos et entend les bruits que font les
autres en agissant de même : hache d’abordage pour Panizo ;
cimeterres aiguisés pour le beau-frère Cárdenas et pour le petit Currito. Il
sent monter de ses aines un frisson déplaisant. Avec les armes blanches, il
ressent toujours la même chose.
— Prêts ?
Chuchotements de confirmation. Mojarra respire profondément.
Trois fois.
— Alors, à Dieu vat !
Ils se relèvent tous les quatre, se signent et avancent avec
précaution dans les rafales de poussière et de sable, un peu courbés pour ne
pas se découper à contre-jour, sentant crisser sous leurs pieds nus les
cristaux de sel qui tapissent la rive. Vingt mille réaux, pense encore Mojarra,
si cette canonnière arrive dans les lignes espagnoles. Cinq mille pour chacun,
si nous revenons tous vivants. Ou pour les familles. Les visages de sa femme et
de ses filles traversent ses pensées avant de se perdre dans le battement fort
de son cœur, dont la pulsation assourdissante remplit maintenant ses oreilles
par-dessus le hurlement du vent qui glace ses vêtements trempés.
Tunc… La sentinelle ne crie même pas. Elle dormait. Sans
s’arrêter à penser à la forme noire qu’il vient de sabrer, Mojarra poursuit son
chemin jusqu’au hangar, cherche la porte, l’ouvre d’un coup de pied. Aucun des
quatre ne prononce une parole. Se bousculant presque, ils se précipitent à
l’intérieur, où la faible clarté qui filtre du dehors permet de distinguer cinq
ou six silhouettes noires étendues sur le sol. Cela pue le renfermé, la sueur,
le tabac refroidi, les vêtements humides et sales. Tunc… Zass… Tunc… Zass.
Systématiquement, comme s’ils taillaient des branches d’arbre, les sauniers
frappent avec leurs lames et leurs haches. Les dernières silhouettes,
réveillées, ont le temps de crier. L’une d’elles parvient à se dégager
violemment, tente de gagner la porte à quatre pattes en émettant un hurlement
de terreur désespéré qui sonne comme un reproche. Tunc, tunc, tunc. Zass, zass,
zass. Mojarra et ses compagnons s’acharnent sur elle, pour en finir au plus
vite. Ils ne savent pas s’il y en a d’autres à proximité. Si quelqu’un a pu
entendre les cris. Puis ils ressortent en respirant avec avidité l’air du vent
sale qui les crible de piqûres de sable. Essuyant sur leurs habits mouillés le
sang qui poisse leurs mains et barbouille leurs figures.
Ils courent vers le petit môle en planches sans regarder
derrière eux. La chaloupe française se balance dans le vent, toujours à flot.
La marée descend maintenant avec plus de force, découvrant les berges boueuses
des étiers et de leurs embranchements, dans la lumière matinale qui se fait de
plus en plus franche. Si les
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