Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
et, quand il regarde de nouveau dans la canonnière, il
voit le beau-frère Cárdenas qui se tient la tête à deux mains tandis qu’un flot
de sang coule entre ses doigts et goutte le long de ses bras jusqu’aux coudes.
Il a lâché l’écoute, la voile se met de travers sous une rafale de vent, et la
chaloupe fait une auloffée qui risque de la jeter en plein sur la berge.
— L’écoute ! Par Dieu et par la Vierge !…
Bordez l’écoute !
Les balles crépitent de tous côtés. Sautant par-dessus le
blessé, Currito tente d’attraper le filin que plus rien ne retient, et qui
fouette l’air entre les claquements de la voile. Mojarra pèse de tout son corps
sur la barre, d’abord d’un côté puis d’un autre, dans une tentative désespérée
de se maintenir loin des bancs de vase. Finalement, depuis l’avant, Curro
Panizo réussit à attraper l’écoute, la tire vers l’arrière, et la voile –
trouée en huit ou dix endroits – reprend le vent.
Les derniers tirs arrivent sur le côté et restent derrière,
l’embarcation s’éloignant du poste français, sur le point de s’engager dans la
douce et double courbe qui conduit à l’étier de San Pedro. Une ultime balle
atteint la contre-étrave, au-dessus de la barre, et arrache des éclats de bois
qui frappent Mojarra au cou et à la nuque, sans conséquences. Mais il a eu
terriblement peur. Salauds de mosiús, avec Napoléon et tous ses morts,
marmonne-t-il sans lâcher la barre. D’un coup, lui viennent en mémoire le bruit
des sabres et des haches dans le hangar, l’odeur de la chair taillée à vif, le
sang dont il porte encore des croûtes séchées sur les mains et sous les ongles.
Il décide de penser à autre chose. Aux vingt mille réaux pour eux quatre. Parce
que finalement, si rien ne vient plus se mettre en travers, ils seront
quatre : les Panizo s’occupent de soigner le beau-frère Cárdenas, étendu
ventre à l’air sur l’affût du canon, la peau blafarde et la face couverte de
sang. Une estafilade, l’informe Panizo père. Ça ne semble pas très grave. La
chaloupe file à présent au milieu du courant, prenant de nouveau de la vitesse,
et l’on aperçoit au loin les îlots de vase que la marée basse commence à
découvrir à la sortie de l’étier. Dans une centaine de vares, l’embarcation
sera visible depuis la batterie anglaise qui se trouve de l’autre côté ;
c’est pourquoi Mojarra dit à Currito de préparer le drapeau. Il ne manquerait
plus, ajoute-t-il, que les rougets de San Pedro se mettent à nous mitrailler.
Les îlots laissent encore un passage assez large,
observe-t-il de loin. Ils n’auront pas besoin des rames. De sorte qu’il
manœuvre la barre pour pointer la proue vers l’espace d’eau libre, que frisent
le vent et le courant entre les deux surfaces planes de boue noire qui
émergent, pouce après pouce, à mesure que descend la marée. D’un dernier coup
d’œil, le saunier observe entre les tourbillons de poussière et de sable le
paysage plat, les entrées des étiers principaux et secondaires qu’il laisse
derrière eux, sur les deux bords. Des bandes d’avocettes – cette année,
elles tardent à partir vers le nord, comme si elles aussi se méfiaient des
gabachos – agitent les rayures noires de leurs ailes en arpentant sur leurs
fines échasses la berge envasée, à l’abri d’un talus couvert d’arbustes.
— Hisse ce pavillon, petit… Que les rougets le
voient !
Arrivés où ils sont, calcule-t-il, la voile doit être
visible de la batterie, où l’on aura également entendu les tirs. Mais mieux
vaut prendre ses précautions. En un clin d’œil, Currito Panizo, qui avait déjà
frappé le pavillon bicolore sur une drisse, le hisse au-dessus de l’antenne, à
la pointe du mât. Un instant plus tard, d’un mouvement ferme de la barre,
Mojarra fait passer la chaloupe entre les îlots et la dirige ensuite vers la
large embouchure du grand étier, au nord.
— Affalez !… Aux rames !
Adossé à l’affût, une main sur sa blessure, le beau-frère
Cárdenas se plaint. Aïe, ma mère, gémit-il. Aïe, aïe, aïe. Curro et Currito
Panizo choquent l’écoute, font descendre l’antenne et serrent la voile
n’importe comment, une partie de la toile claquant dans le vent et traînant
dans l’eau. Puis ils prennent chacun une rame, s’assoient face à la poupe, et
commencent à ramer désespérément, leurs pieds calés sur les bancs de nage.
Entre leurs
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