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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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cette partie à
la rame… Et le drapeau ?
    Tandis que Panizo père et le beau-frère Cárdenas ajustent
les rames à leurs tolets, Currito Panizo sort de sa ceinture un morceau de
tissu plié, le montre à Mojarra avec un clin d’œil, et le dépose entre les
bragues et les amarrages du canon. C’est sa mère qui l’a cousu,
l’avant-dernière nuit, à la lumière d’une chandelle de suif. Comme ils n’ont
pas pu trouver de toile jaune, la bande centrale est blanche, découpée dans un
drap. Les deux bandes rouges viennent de la doublure grenat d’une vieille cape
du beau-frère Cárdenas. Le tout mesure quatre empans sur trois. Hissé au mât de
la chaloupe, ce pavillon semblable à celui qui est en usage sur les canonnières
de la Marine royale empêchera les Espagnols et les Anglais de tirer sur eux
quand ils les verront apparaître par l’étier de Chiclana. Pour le moment, le
mieux est de laisser le morceau de tissu là où il est, car les tireurs sont les
Français. Et ils vont tirer, se dit Mojarra, plein d’appréhension, en voyant
approcher à toute allure sur bâbord l’entrée de l’étier où se trouve la
position avancée ennemie. Il leur restera ensuite à franchir 500 vares de
no man’s land avant de déboucher dans l’étier principal, près des lignes
espagnoles : la batterie de San Pedro et l’île du Vicario. Mais ça, c’est
pour plus tard. Avant, et tout de suite, il va falloir traverser la fournaise.
À cette heure, prévenus par les tirs, les Français du poste avancé auront tout
loisir de les tirer à trente pas comme des lapins. Presque à bout portant.
    — Baissez-vous !… Nous y sommes !
    La position française est à peine visible depuis cette
partie de l’étier ; mais dans la lumière grise qui dévoile désormais tout,
au milieu des tourbillons de sable qui courent le long des talus de la rive
gauche, Mojarra voit apparaître des silhouettes de mauvais augure qui les
observent. Pesant sur la barre, le saunier essaye de maintenir la chaloupe
éloignée de la berge, en la dirigeant vers l’autre côté de l’étier, tout en
gardant un œil posé sur le lit de vase que la marée descendante découvre de
plus en plus.
    Les Français tirent déjà. Les balles sifflent en passant
au-dessus de la chaloupe, et celles qui sont trop courtes soulèvent de
nouvelles gerbes dans le courant de l’étier. Ploc. Ploc. Des claquements
liquides qui semblent inoffensifs, comme quand on lance des galets dans l’eau.
Cramponné à la barre, Mojarra baisse la tête autant qu’il le peut, en tentant
de ne pas perdre de vue la boue noire de la berge. À ce qu’il sait, le poste
des gabachos est tenu par une vingtaine de soldats. Ce qui signifie que, durant
la longue minute où la chaloupe se trouvera à portée de leurs fusils – si
la vase ne l’immobilise pas, le temps qu’ils soient tous criblés de
balles –, les Français peuvent leur expédier une cinquantaine de coups de
fusil. Ce qu’ils sont déjà en train de faire. Ça tire vraiment trop, conclut le
saunier, lugubre. C’est comme ça que doit se sentir, pense-t-il, un colvert
quand il vole désespérément en pleine partie de chasse. Mort de trouille au
point de ne même plus faire coin-coin.
    — Attention ! crie Curro Panizo.
    Nous y voilà, confirme Mojarra. La chaloupe est juste en
face du poste, les gabachos ajustent le tir, et les balles crépitent comme de
la grêle tandis que, sur la rive, le vent balaie la fumée blanche des coups de
feu. Grand concert de ziaaang ! et de ploc ! auquel se joint une
série de claquements plus sinistres : l’impact des balles sur le bordage
de la chaloupe. L’une d’elles arrache des éclats de bois au plat-bord, à trois
paumes de Mojarra. D’autres traversent la voile ou frappent le mât, au-dessus
des corps recroquevillés de Panizo, Cárdenas et Currito. Obligé de gouverner
l’embarcation et d’empêcher que les rafales de vent ne la dévient de la bonne
route, le saunier ne peut que serrer les dents, se courber autant qu’il le
peut – tous les muscles de son corps lui font mal, contractés par
l’attente d’une balle – et se raccrocher à l’espoir qu’aucune de ces
billes de plomb ne porte son nom écrit.
    Clac, clac, clac, clac. Les tirs des gabachos arrivent
maintenant presque par salves. Bien serrées. Mojarra se relève un instant pour
vérifier la distance qui le sépare de la rive droite et la hauteur de l’eau,
corrige un peu le cap

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