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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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choses ne se compliquent pas, ils ont le temps.
Juste le temps, se répète Mojarra. Mais ils l’ont.
    — Petit, va ramasser toutes les armes que tu
trouveras !
    Currito Panizo part comme un boulet de canon en direction du
hangar, pendant que son père, le beau-frère Cárdenas et Mojarra sautent du môle
dans la canonnière, libèrent l’antenne et tirent sur la drisse pour hisser
celle-ci après avoir pris des ris au tiers de la voile. Celle-ci se déploie
dans le vent avec un claquement, faisant gîter l’embarcation vers la berge de
l’étier juste au moment où Currito revient chargé de quatre fusils et de deux
buffleteries avec leurs cartouchières, baïonnettes et sabres.
    — Vite, petit !… On s’en va !
    Un coup de sabre à l’avant et un autre à l’arrière pendant
que le garçon saute à bord, dans un grand fracas de tout son chargement qui se
répand sur les bancs de la chaloupe. Celle-ci est longue, large et de faible tirant
d’eau, parfaite pour la guerre de canonnières dans le labyrinthe de canaux qui
entoure l’Île. Elle doit mesurer dans les quarante pieds, confirme Mojarra.
C’est une belle barque. Elle porte un canon à la proue – de 6 livres,
semble-t-il, une très bonne pièce – sur un affût coulissant, et deux
petits perriers de bronze à la poupe, un sur chaque bord. Voilà qui vaut bien
les vingt mille réaux de prime. Et bien pesés, encore. À condition, bien
entendu, de revenir à bon port pour les toucher.
    Libérée de ses amarres, poussée par le vent et la voile
gonflée du bon côté, la chaloupe s’écarte du môle, dérive d’abord lentement,
puis à une vitesse inquiétante au milieu de l’étier Alcomocal. À l’arrière,
tenant la barre franche pour se maintenir dans la partie profonde du lit de
l’étier qui va se rétrécissant – s’échouer serait leur perte
assurée –, Mojarra calcule l’intensité de la marée descendante et la forme
que doit prendre le coude précédant la jonction avec l’entrée du grand étier,
cherchant toujours à garder assez de profondeur. Currito et le beau-frère
Cárdenas s’occupent de l’écoute et du réglage de la voile tandis que Panizo, à
l’avant, oriente la manœuvre. Il fait à présent assez clair pour qu’ils
puissent voir leurs visages : pas rasés, cernes d’insomnie, peau grasse
avec des traînées de boue et de sang de gabachos. Crispés par ce qu’ils
viennent d’accomplir, mais sans avoir encore le temps d’y penser.
    — Nous la tenons ! s’écrie Cárdenas, exultant,
comme s’il venait tout juste de s’en rendre compte.
    — À nous la fortune ! lui fait écho Panizo depuis
l’avant.
    Mojarra s’apprête à ouvrir la bouche pour leur dire de ne
pas vendre trop tôt la peau de l’ours, quand les ennemis lui épargnent cette
peine. Une voix crie en français, dans l’ombre qui couvre encore le talus de la
berge proche et, immédiatement, deux éclairs brillent coup sur coup. Pan, pan…
Les balles n’arrivent pas jusqu’à la chaloupe, qui atteint l’embouchure de
l’étier de Chiclana. D’autres tirs retentissent, venant aussi, maintenant, de
la rive opposée – quelques balles isolées, tirées au jugé, soulèvent des
gerbes dans l’eau –, pendant que Mojarra pèse de tout son corps sur la
barre pour la pousser sur un bord et faire que la chaloupe se dirige vers
l’ouest pour entrer dans le cours du grand étier. Le poids du canon à l’avant
du mât aide à maintenir une direction fixe, mais gêne les manœuvres. Vent et
marée finissent par converger, et l’embarcation file dans le sens du courant,
passe au grand largue, puis plein vent arrière, l’antenne presque à l’horizontale.
Mojarra scrute avec inquiétude le paysage plat et les talus bas des berges. Il
sait qu’il y a un poste avancé français au prochain confluent ; et que,
quand ils passeront devant, la clarté cendreuse qui filtre à travers les nuages
de poussière aidera les ennemis à ajuster leur tir. Mais il n’y a pas d’autre
solution que de les affronter, en espérant que la mauvaise visibilité due au
levant gênera les gabachos.
    — Préparez les rames. Il faudra s’en servir en arrivant
à l’étier de San Pedro.
    — On n’en aura pas besoin, objecte Panizo.
    — Il faut tout prévoir. Nous allons trouver beaucoup de
vase à découvert autour des îlots. Je ne veux pas prendre de risques avec la
voile, vu le courant et ce vent. Nous devrons peut-être passer

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