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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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d’un bateau à
moitié enfoncé dans la vase.
    — Nous y sommes, dit-il.
    — Et il n’y a pas de gabachos devant ? demande le
beau-frère.
    — Les plus proches sont à l’entrée de l’étier du
moulin. On peut passer par ici.
    Il descend, plié en deux, la courte pente qui mène à la
rive, suivi des autres. Au moment de poser le pied dans la vase, il s’arrête
pour vérifier que le sabre court qu’il porte attaché par une corde dans le dos
est toujours à sa place et que la navaja – fermée, elle mesure une paume
et demie – glissée dans sa ceinture ne le gêne pas pour nager. Puis il
entre lentement dans l’eau noire, tellement froide qu’elle lui coupe le
souffle. Quand il perd pied, il commence à mouvoir bras et jambes en gardant la
tête dehors, pour se diriger vers l’autre rive. La distance à parcourir ne
présente pas de difficultés : mais le vent fort qui ride l’eau et la marée
descendante qui commence à se manifester le déportent sur le côté. Il faut
économiser son souffle. Derrière, il sent barboter Cárdenas, qui est le plus
maladroit des quatre, car Panizo et son fils nagent comme des poissons ;
mais le beau-frère a pris la précaution de s’attacher deux calebasses vides qui
lui permettent de ne pas couler. Dans d’autres circonstances, il aurait fallu
s’occuper de lui pour que le bruit qu’il fait – piaf, piaf, piaf – ne
dénonce pas leur présence aux Français, mais cette nuit, par chance, le levant
recouvre tout.
    Felipe Mojarra et ses camarades ont bien choisi leur jour.
Quand le vent d’est souffle fort sur les salines, il finit par brouiller la
vue. Il y a quelque temps, au retour d’une de ses premières reconnaissances
avec le capitaine Virués, le saunier a assisté à une discussion entre celui-ci
et un officier anglais qui s’obstinait à vouloir entourer la batterie de San
Pedro avec des fascines traditionnelles. Virués a insisté sur le fait qu’il
valait mieux le faire avec les agaves dont on se sert en Andalousie pour
clôturer les vergers. Le rouget n’a pas voulu en démordre, il a fortifié le
poste avec des fascines, suivant le règlement à la lettre, et, après cinq jours
de levant, le fossé était comblé par le sable et le parapet enterré. L’Anglais
ayant été enfin convaincu des bienfaits des agaves – même le diable ne
sait pas tout ce que sait un saunier, a dit le capitaine en clignant de l’œil à
Mojarra –, le périmètre extérieur de San Pedro ressemble désormais moins à
un fort qu’à un verger.
    Mojarra émerge de l’étier en grelottant et rampe comme un
serpent boueux sur la vase de la rive. Quand les autres se rassemblent près de
lui, une faible clarté bleutée commence à dessiner, 600 vares plus loin,
les hauteurs et les pins noirs de Chiclana. Le village, fortifié par les
Français, est à un peu plus d’une demi-lieue en suivant la berge de l’étier.
    — L’un après l’autre, chuchote le saunier. Et tout
doucement.
    Il marche le premier, remontant le bref talus de terre,
pataugeant ensuite dans l’eau froide du marais salant abandonné qui se trouve
derrière. Un peu plus loin, quand ils sont sûrs de ne pas être repérables dans
la clarté de l’aube, les quatre se redressent et avancent, de l’eau jusqu’à la
ceinture. Le fond boueux entrave la marche, et parfois un clapotis soudain, un
juron proféré à voix basse les obligent à se prêter mutuellement main-forte
pour échapper au piège visqueux où s’enfoncent leurs pieds. Par chance, ils ont
le levant de face, et celui-ci emporte tous les bruits loin des oreilles
inopportunes. Le courant de la marée descendante vers le canal et la baie se
fait sentir avec une plus grande intensité, découvrant le lit du marais dont
personne ne recueille plus le sel depuis l’arrivée des Français. Mojarra
comprend qu’ils ont pris du retard. Entre les tourbillons de sable et de
poussière que le vent continue à soulever en rafales, la lumière qui monte derrière
les pins de Chiclana s’étire déjà en une étroite frange qui vire lentement du
bleu sale à l’ocre. Nous arrivons de justesse, se dit-il. Mais grâce à Dieu,
nous arrivons.
    — Ils sont là, indique Curro Panizo tout bas. À
l’entrée du petit étier, près du môle en planches.
    Mojarra passe avec précaution la tête par-dessus le talus,
écartant les rameaux de salicorne et d’asperges sauvages qui le couvrent. Un
reflet de la clarté naissante

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