Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
têtes, au loin, Mojarra distingue déjà dans le gris sale du paysage
les parapets d’agaves, les murs bas et les meurtrières garnies de canons du
fort anglais. À ce moment, une rafale de levant déchire la brume de
poussière ; et un premier rayon de soleil horizontal, rougeâtre, éclaire
le morceau de tissu rouge et blanc qui flotte avec force au mât de la
canonnière capturée.
*
Le sexe mâle
ou fluide spermatique devait exister à l’intérieur même de l’utérus féminin en
contact avec les embryons pour les féconder subrepticement, car il est
impossible d’expliquer autrement la fécondité des semences, qui suppose
toujours le concours des deux sexes…
Lolita Palma demeure immobile, relisant ces lignes. Puis elle
ferme la Description des plantes de Cavanilles et reste à contempler la
reliure de cuir sombre du livre posé sur le bureau du cabinet botanique. Très
calme, et songeuse. Après quoi elle se lève, remet le volume sur son rayon et
baisse complètement la persienne de la fenêtre ouverte par où pénétrait la
lumière de la rue. Elle n’est vêtue que d’une légère robe d’intérieur en soie
de Chine qui descend jusqu’aux sandales sans talons, et ses cheveux sont
retenus par des épingles. Il est impossible de se concentrer par cette chaleur,
et la clarté nécessaire pour travailler ou lire s’accompagne de l’air chaud et
humide de l’extérieur. C’est l’heure de la sieste ; à la différence de
presque tout Cadix, elle ne la passe jamais à dormir. Elle préfère consacrer ce
moment aux plantes, ou à la lecture, profitant de la paix de la maison
silencieuse. Sa mère repose sur ses oreillers, dans les vapeurs du laudanum.
Même les domestiques se sont arrêtés. Ces heures sont, avec la nuit, celles que
Lolita réserve pour elle-même, dans une journée de travail qui, depuis qu’elle
gouverne Palma & Fils, est réglée par les usages locaux du
commerce : bureau de huit heures à deux heures et demie, repas, lavage des
dents avec de la poudre de corail et de l’eau de myrrhe, brossage et peignage
des cheveux par les soins de la femme de chambre Mari Paz, retour au bureau de
six à huit, promenade avant le souper par la Calle Ancha, la place San Antonio
et l’Alameda, avec quelques achats et des rafraîchissements à la pâtisserie de
Cosí ou celle de Burnel. Parfois, rarement, une réunion dans une maison amie ou
dans le patio ou le salon de la sienne. La guerre et l’occupation françaises
ont mis fin aux séjours d’été dans la maison familiale de Chiclana, dont Lolita
regrette le paysage avec une certaine mélancolie : les pinèdes, la plage
voisine, les vergers et les arbres sous lesquels on se promenait à la tombée du
jour, les goûters à l’ermitage de Santa Anna et les excursions en calèche à
Medina Sidonia. Les tranquilles promenades dans la campagne, identifiant et
cueillant des plantes avec le vieux maître Cabrera qui fut son professeur de
botanique. Et, la nuit venue, la lune inondant tout par les fenêtres ouvertes,
si claire et argentée que l’on pouvait presque lire ou écrire à sa lumière, pendant
que résonnaient la stridence incessante des grillons dans le jardin et le
coassement des grenouilles dans les canaux d’irrigation voisins. Mais ce monde
familier, avec ses longs étés de l’enfance et de la jeunesse, a depuis
longtemps disparu. Ceux qui sont allés à Chiclana racontent que la maison et
ses alentours ont été terriblement dévastés, tout ce qui n’est pas en ruine
transformé en casernes et en retranchements, et que les Français ont tout
consciencieusement pillé. Dieu seul sait ce qui restera de cet ancien monde
heureux, si lointain déjà, quand s’achèveront ces temps d’incertitudes.
L’or des livres et des herbiers s’insinue dans la pénombre.
À l’autre bout de la pièce, sur le mur opposé à la fenêtre qui donne sur la
rue, les fougères couvrent de gouttes minuscules les vitres de la galerie
fermée qui, à la manière d’une serre, donne sur le patio. Et dehors règne
toujours le silence de la ville. Pas même l’explosion plus ou moins éloignée
d’une bombe française – les tirs du Trocadéro se rapprochent de plus en
plus du quartier – pour troubler la paisible chaleur de l’après-midi. Cela
fait quatre jours que les assiégeants ne tirent pas ; et, sans bombes, la
guerre semble de nouveau trop lointaine. Comme étrangère à la pulsation
quotidienne et
Weitere Kostenlose Bücher