Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
régulière du Cadix de toujours. Le dernier fait guerrier a eu
lieu hier matin, quand les gens sont montés sur les terrasses et les
observatoires avec des télescopes et des longues-vues pour suivre le combat
d’un brigantin français accompagné d’une felouque portant le même pavillon,
sortis du golfe de Rota, contre un petit convoi de tartanes venant d’Algésiras
escorté par deux canonnières espagnoles et une goélette anglaise. Le bleu de la
mer s’est couvert de fumées et de détonations ; et pendant presque deux heures,
tandis que la brise de ponant déplaçait lentement les voiles dans le lointain,
la foule a pu jouir du spectacle, tantôt applaudissant, tantôt manifestant sa
désolation quand les choses semblaient tourner mal pour les alliés. Elle aussi,
accompagnée du regard sagace du vieux Santos – « La tartane qui est
au vent est perdue, madame Lolita ; ils vont la prendre comme une brebis
qui s’est écartée du troupeau » –, a suivi depuis sa tour de vigie
les évolutions des bateaux, le grondement lointain et la fumée de la
canonnade ; jusqu’à ce que les Français, favorisés par le ponant qui
prenait la goélette anglaise de face et empêchait d’approcher une corvette
espagnole qui avait quitté son mouillage, puissent se retirer avec deux prises
capturées sous les canons mêmes du château de San Sebastián.
Trois semaines auparavant, de la même tour, la longue-vue
anglaise posée sur la petite balustrade, et seule en cette occasion, Lolita
Palma avait vu la Culebra sortir de la baie pour une nouvelle campagne.
Maintenant, dans la pénombre du cabinet, elle se souvient très bien du vent
d’est nord-est qui soufflait par risées vers le large pendant que le cotre
corsaire, frôlant les rochers des Puercas et la basse du Fraile pour se tenir
loin des batteries françaises, naviguait d’abord au largue puis avec le vent de
travers, contournant les remparts de la ville jusqu’au récif de San Sebastián.
Et une fois là, larguant plus de toile – il semblait avoir hissé la voile
de flèche et le troisième foc sur le long beaupré –, elle l’a vu mettre
cap au sud, s’éloignant dans l’immensité infinie et bleue : une tache
blanche de voiles minuscules diminuant jusqu’à disparaître de la lentille de la
longue-vue. Quelque temps plus tard, la tombée du jour avec ses tons violets
sur le ciel lointain du levant a trouvé Lolita encore sur la tour, contemplant
l’horizon vide. Immobile, comme en ce moment dans son cabinet. Concentrée sur
la dernière image du cotre s’éloignant, et surprise elle-même de se tenir
toujours là. Elle se rappelle n’avoir vécu qu’une seule fois dans sa vie une
telle situation, regardant pareillement la mer vide : l’après-midi du
20 octobre 1805, quand les derniers vaisseaux de l’escadre de Villeneuve
et de Gravina ont quitté le port après une très pénible et très lente sortie en
tirant des bords infinis dans l’absence de vent, tandis qu’une foule de
familles, enfants, frères, épouses et parents, se pressant sur les terrasses,
les tours et les remparts, demeurait silencieuse, les yeux rivés sur la mer,
même après que la dernière des voiles qui naviguaient vers le funeste
rendez-vous du cap de Trafalgar eut cessé d’être visible.
Lolita Palma continue de faire défiler les souvenirs,
adossée au mur du cabinet. La tour de vigie, la mer. Le même cuivre doublé de
cuir de la longue-vue entre ses doigts. La griffure que lui causent un confus
sentiment d’absence, tout à fait inexplicable, et la tristesse insolite
d’étranges pressentiments. Puis, l’instant d’après, fâchée contre elle-même,
elle se demande ce que tout ça a à voir avec la Culebra. Et, soudain,
comme l’éclair d’un coup de feu, le sourire prudent et songeur de Pepe Lobo
vient la frapper au point de la faire violemment sursauter. Ses yeux de chat
aux aguets la dévisageant, sereins, comme des pensées. Habitués à regarder la
mer, et aussi les femmes. Certains disent que vous n’êtes pas un homme
d’honneur, capitaine Lobo. Voilà ce qu’elle a dit, ce jour-là ; et jamais
elle n’oubliera sa réponse tranquille, simple, sans détourner les yeux. Je n’en
suis pas un. Et je ne prétends pas en être un.
Lolita ouvre la bouche comme un poisson qui suffoque, et
aspire l’air chaud. Une, deux, trois fois. Introduisant une main sous le col
humide de la robe de soie, elle la pose sur sa poitrine nue et
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