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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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étrangère et dissonante, totalement déplacée. D’un chasseur qui regarde un
paysage où il devine un battement d’ailes proche, ou l’agitation d’un buisson.
Le commissaire reste ainsi sans quitter la fille des yeux. Tentant de lire en
elle des clefs et des horreurs auxquelles même lui est incapable d’avoir accès.
Confronté, une fois de plus impuissant, au mur de mystère et de silence.
    Elle enlève sa robe, indifférente. Mécanique. Cela saute aux
yeux que, malgré son extrême jeunesse, elle a l’habitude. Lacets du corsage,
jupon, bas, chemise longue qui lui tient lieu de la culotte qu’elle ne porte
pas. Après quoi, elle reste immobile, nue, à la lueur de la chandelle qui
éclaire de côté son corps gracile et bien formé, les seins jumeaux petits et
blancs, la courbe d’une hanche et les jambes fines. Plus fragile encore. Elle
fixe le policier comme si elle attendait des instructions. Comme si elle était
déconcertée par tant de passivité et de silence. Tizón aperçoit de la méfiance
et de l’appréhension dans ses yeux. Un type bizarre, mon Dieu aidez-moi,
semblent-ils exprimer. Un détraqué, peut-être.
    — Allonge-toi sur le lit. À plat ventre.
    Le soupir quelle émet est presque inaudible. Elle imagine,
ou elle sait, ce qui l’attend. Obéissante, elle va à la paillasse, s’étend
dessus, les jambes jointes et les bras écartés. Enfonçant le visage dans
l’oreiller. Ce n’est pas la première fois qu’ils la font crier, en déduit
Tizón. Et pas de plaisir. Quand il jette le mégot et s’approche, il constate
des traces violacées, des bleus sur une cuisse et sur une hanche. Un client
particulièrement ardent, sans doute. Ou son maquereau pour bien mettre les
choses en place.
    «  Attachée debout contre une colonne avec une
courroie de cheval, la frappant d’un fouet double et l’accablant de paroles
insultantes qu’un démon seul, et non un homme, lui a enseignées  »… Les
paroles d ’Ajax défilent avec une précision sinistre dans l’esprit du
policier. Voilà comment ça se passe, se dit-il, en regardant le corps nu de la
fille. C’est comme ça qu’il les tient quand il les fouette jusqu’à leur
arracher la chair des os et qu’il les tue. Il a levé sa canne et, de la pointe,
parcourt le dos de la pute depuis la nuque. Il le fait très lentement, attentif
à chaque pouce de peau. Essayant de comprendre, en franchissant l’abîme de
l’horreur, ce que peuvent être les motivations et les pensées de l’homme auquel
il prétend donner la chasse.
    — Écarte les jambes.
    La fille obéit en frissonnant. La canne suit son lent
trajet. Jusqu’aux fesses. Le bois transmet à la tête de bronze la vibration de
plus en plus violente qui secoue le corps de la fille. Elle continue d’enfouir
son visage dans l’oreiller. Ses mains crispées froissent les draps en les
serrant dans leurs doigts. Maintenant, elle tremble de peur.
    — Non, s’il vous plaît, finit-elle par gémir,
suppliante, d’une voix étouffée… S’il vous plaît !…
    Un étrange frisson d’horreur parcourt Tizón en lui hérissant
la peau et le secoue de la tête aux pieds comme s’il venait de se pencher réellement
sur le bord d’un abîme. Il a l’impression d’avoir reçu un coup qui
l’étourdit : une vision d’une noirceur insondable, terrifiante, qui le
bouleverse et le fait reculer en titubant. Il heurte la cuvette et le broc qui
roulent par terre à grand fracas en se vidant de leur eau. Le bruit le fait
revenir à lui. Un instant, il reste immobile, la canne à la main, regardant
avec stupeur le corps nu à la lueur de la chandelle. Puis il sort un doublon de
deux écus de la poche de son gilet – ses doigts sont plus froids que l’or
de la pièce – et le lance sur les draps, près de la fille. Après quoi,
dans un silence presque total, il fait demi-tour, sort de la maison et
s’éloigne lentement dans la nuit.
     
    *
     
    Des colonnes de fumée noire s’élèvent du Trocadéro jusqu’à
Puntales, suivant le contour de la baie. Cela fait trente-deux heures que Simon
Desfosseux ose à peine passer la tête par-dessus les parapets, car on se bat
sur toute la ligne. Il ne s’agit pas cette fois de bombardements précis sur
Cadix ou des positions avancées comme Puntales, la Carraca et le pont de Zuazo,
mais d’un duel d’artillerie de tous calibres qui oppose batteries et
fortifications espagnoles et françaises. Un échange furieux où chacun

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