Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
transformée
en un échiquier hostile, plein de cases étranges, d’angles ténébreux jusque-là
inconnus. Un casse-tête fait de traits géométriques dont il n’a pas la clef,
avec une multitude de pièces insoupçonnées qui défilent sous ses yeux comme un
défi ou une insulte. Quatre pièces perdues, jusqu’à maintenant. Et pas un seul
indice. Cela signifie une gifle qui se répète chaque jour, tandis que le temps
passe et qu’il continue à rester cloué sur place, perplexe. Dans l’attente d’un
éclair de lucidité, d’un signal, d’une vision du jeu qui n’arrivent jamais.
Qu’il ne voit jamais.
Il marche un bon moment, en balançant sa canne. Sur une
petite place, face à la tour de la Merced, brille une lanterne de carton et de
papier vert, sous laquelle une femme fait les cent pas ; elle a la tête
nue, une petite cape sur les épaules. Quand le policier passe près d’elle, elle
s’arrête, provocante, pour rajuster sa cape en montrant du même coup son corsage
échancré et sa taille. La lumière verte éclaire ses traits. Elle est jeune.
Très. Seize ou dix-sept ans. Tizón ne la connaît pas ; il s’agit sans
doute d’une fille arrivée dans la ville parmi le flot des réfugiés, poussée par
la faim et la guerre. L’utilité d’être une femme dans une époque comme
celle-là, se dit-il cyniquement, est que ça vous procure toujours de quoi
manger.
— Vous voulez passer un bon moment, monsieur ?
— Tu as tes papiers ?
La fille change d’expression ; au ton et à la manière,
elle devine le policier. D’un geste las, elle glisse une main sous sa robe et
sort un certificat portant le timbre officiel qu’elle exhibe à la lumière de la
lanterne. Tizón ne le regarde même pas. C’est elle qu’il observe : peau
claire, plutôt blonde, formes agréables. Des cernes de fatigue sous les yeux.
Le plus probable est que c’est lui-même, ou un de ses subordonnés, qui a
tamponné le papier, après perception du tarif en vigueur ou en paiement de
quelque service de sa maquerelle ou de son souteneur. Vivre, se faire payer et
laisser vivre, telle est la norme. La fille range le papier et regarde la rue
en attendant que le policier la laisse tranquille. Celui-ci la contemple
calmement. C’est bien possible qu’elle n’ait pas plus de quinze ans.
— Où fais-tu ça ?
Un geste résigné. Las. La fille continue de regarder le bout
de la rue. Elle indique à contrecœur un porche voisin.
— Là-bas.
— Allons-y.
Rogelio Tizón ne paie pas les putes. Il couche avec elles quand
il en a envie. Gratis. C’est là un de ses privilèges dans la ville :
l’impunité officielle. Parfois il débarque dans le bordel de la veuve
Madrazo – une maison élégante de la rue Cobos –, dans celui de Madame
Rosa ou d’une Anglaise d’âge mûr qui tient commerce derrière le Mentidero. Il
fait aussi des incursions sporadiques, selon son humeur, dans des lieux plus
sordides de la ville, Santa María ou une des mes obscures face à la Porte de la
Caleta. Le commissaire n’est pas homme à faire preuve de la moindre gentillesse
envers ce genre de femme. Ni envers aucune autre. Tout ce qu’il y a de chair à
louer sur le marché de Cadix sait que Rogelio Tizón n’est pas de ceux qui
laissent un bon souvenir. Toutes les femmes qui ont quelque rapport avec lui,
qu’elles soient putains ou non, le regardent avec méfiance quand elles croisent
son chemin. Mais il s’en moque bien. Pour lui, les putes sont faites pour être
putes. Ou pour découvrir quelles le sont, quand elles ne le savent pas. Il y a
aussi diverses manières d’imposer le respect. La peur en est une. Bonne alliée,
souvent, de l’efficacité.
Une pièce sordide, au rez-de-chaussée. Une vieille en deuil
à la porte, qui disparaît comme un fantôme dès qu’elle reconnaît – et
elle, sans hésitation – le policier. Une paillasse, oreiller et draps, une
cuvette avec un broc d’eau, un méchant bougeoir avec une seule chandelle
allumée. Et aussi une obscène odeur de lieu clos. De tous les corps nus qui ont
précédé cette visite.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse,
monsieur ?
Tizón est debout, immobile, il l’observe. Il a gardé son
chapeau sur la tête et sa canne à la main, le mégot de cigare qu’il tient dans
ses doigts fume encore. Une fois de plus, il essaye de comprendre, sans y
parvenir. Son attitude rappelle celle d’un musicien qui cherche à capter une
note
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