Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
le tient éloigné
de ses bottes.
— Essaye encore un peu, Caracole.
La femme soupire et se tourne légèrement vers l’image du
Christ sur la commode, comme pour le prendre à témoin de sa bonne volonté. Puis
elle recommence à contempler le vide. Trois Ave María, cette fois, calcule
Tizón.
— Je vois quelque chose. Attendez.
Une brève pause. Elle a fermé à demi les paupières et lève
une main, celle des bracelets, dont l’or tinte brièvement.
— Une cave, dit-elle. Un lieu obscur.
Le policier se penche un peu sur la table. Il a ôté le
cigare de sa bouche et regarde fixement la Caracole.
— Où ?… Ici, dans la ville ?
La femme garde les yeux fermés et la main en l’air. Puis
elle la déplace en indiquant une direction.
— Oui. Une cave. Un lieu saint.
Tizón fronce les sourcils. Finissons-en, pense-t-il.
— Tu parles de la Sainte Crypte ?
Il s’agit d’une église souterraine qui se trouve près du
Rosaire. Il la connaît parfaitement, comme tout Cadix : un oratoire
consacré au culte. Impossible d’imaginer lieu plus respectable. Si c’est à ce
lieu que se réfère la Caracole, conclut le policier, je lui arrache la tête à
coups de canne. Et après je le lui brûle, son taudis de merde.
— Tu te fous de moi, ou quoi ?
La femme soupire, accablée. Elle se jette en arrière sur sa
chaise et regarde le policier d’un air de reproche.
— Je ne peux pas. Vous n’avez pas la foi. Je ne peux
pas vous aider.
— Sorcière de pacotille… Qu’est-ce que c’est encore que
ce boniment ?
Le violent coup de canne qu’il assène sur la table fait
sauter le bougeoir qui tombe par terre et s’éteint.
— Je vais te foutre en taule, vieille truie !
La femme s’est levée, apeurée, et recule en levant les
mains, craignant un second coup qui lui serait destiné. Les veilleuses du
buffet éclairent, faiblement, ses traits décomposés par la panique.
— Si tu parles de ça à quelqu’un, je te jure que je te
tue !
Réfrénant son envie de la rouer de coups, le policier fait
demi-tour, se dirige presque en aveugle vers le couloir – il trébuche sur
le chat, auquel il expédie un coup de pied sauvage – et sort dans la rue
de la Goulette, malade de déception. Après quelques pas, il éclate en jurons
qu’il profère dents serrées, avec une férocité systématique, plus honteux et
furieux contre lui-même que contre la voyante. Crétin crédule et superstitieux,
se répète-t-il en marchant d’un pas rapide dans les ruelles obscures du
quartier de Santa María, comme si cette hâte l’aidait à tout laisser derrière
lui. Comment as-tu pu imaginer ça un seul instant. Comment as-tu pu. Quelle
façon plus absurde, stupide, grotesque, infâme, de te rendre ridicule.
Il ne se calme pas avant le coin de la rue du Figuier, où il
s’arrête dans le noir. Une musique confuse de guitares sort des bouges voisins.
Des ombres se déplacent ou attendent sous les porches et dans les coins, on
entend des bruits de voix masculines, des rires de femmes, des conversations à
voix basse. Cela pue la vomissure et le vin. Tizón a jeté son cigare ou l’a
perdu en chemin, il ne se souvient plus. Il en tire un autre de l’étui en cuir
de Russie, gratte une allumette contre le mur et l’allume en abritant la flamme
dans ses mains. « Les mortels peuvent connaître beaucoup de choses
quand ils les voient, mais nul ne devine comment seront les choses à
venir »… Le fragment d ’Ajax – il sait presque par cœur la
traduction du professeur Barrull – lui trotte dans la tête tandis qu’il
parcourt les rues étroites du quartier du port, en tirant de longues bouffées
de son cigare pour essayer de recouvrer son calme. Il ne s’était jamais senti
aussi désorienté, incapable de trouver le moindre signe pour le guider. Jamais
non plus il n’avait éprouvé cette amère impuissance qui paralyse sa pensée, en
lui donnant l’envie de mugir comme un taureau furieux et tourmenté qui cherche
un ennemi invisible – impossible, peut-être – sur qui se venger de sa
frustration et de sa colère. C’est comme se heurter à un mur : un mur de
mystère, de silence, contre lequel ne peuvent rien son expérience, sa raison,
ses vieilles recettes de policier. Depuis que tout a commencé, Cadix n’est plus
pour Rogelio Tizón le terrain familier, le domaine connu sur lequel il s’est
toujours déplacé avec aisance, impunité et cynisme. La ville s’est
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