Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
battu à mort et pendu par les pieds.
À ce souvenir récent, le taxidermiste a la bouche sèche. Un
malheureux étranger a été accusé à grands cris dans la rue d’être un espion
français. Poursuivi par la foule, sans trouver où se réfugier, il a été roué de
coups et son cadavre a été exposé devant les Capucins. On n’a même pas réussi à
savoir son nom.
Maintenant, le Mulâtre se tait. Le demi-sourire qui se
dessine sur ses lèvres n’est plus insolent, comme d’habitude. Plutôt songeur.
Ou curieux.
— À vous de voir. Mais si vous voulez mon avis,
n’attendez pas trop longtemps le coup de tabac.
— Dites-leur que je reste ici pour le moment.
Pour la première fois depuis qu’ils se connaissent, l’homme
regarde Fumagal avec une expression qui ressemble à du respect.
— Bien, conclut-il. Après tout, monsieur, c’est de
votre cou qu’il s’agit.
*
Solennel est bien le mot. Derrière la table présidentielle,
flanqué de deux soldats impassibles des Gardes du corps et au-dessus d’un
fauteuil vide, le jeune Ferdinand VII préside l’assemblée – avec, de
l’avis de Lolita Palma, une inquiétante nonchalance – sous la forme d’un
portrait accroché sous le dais de l’oratoire de San Felipe Neri, entre des
colonnes ioniques de stuc et de carton doré. Le grand autel et les autels
latéraux sont recouverts de voiles. Aux deux tribunes situées dans
l’amphithéâtre, entourées de bancs et de canapés disposés en deux demi-cercles,
les interventions des députés se succèdent. Même si alternent soie et drap,
soutane et vêtement séculier, habit à la mode et coupe datant de temps révolus,
la sobriété du noir et du gris domine chez ces gens respectables qui
représentent, aux Cortès constituantes de Cadix, l’Espagne de la Péninsule et
de l’Outre-mer.
C’est la première fois que Lolita Palma assiste à une
séance. Vêtue de violet très sombre, châle fin de cachemire, chapeau anglais de
toile attaché sous le menton par un ruban et dont les bords encadrent le
visage. L’éventail est chinois, noir, avec un paysage de fleurs peintes.
D’ordinaire, l’entrée des dames dans l’enceinte de l’oratoire n’est pas
autorisée ; mais cette journée est exceptionnelle et, de plus, elle est
invitée par des députés amis : l’Américain Fernández Cuchillero et Pepín
Queipo de Llano, comte de Toreno. Elle est émue par la solennité passionnée qui
régit les débats, le ton ardent de ceux qui interviennent et la gravité avec
laquelle le président dirige la séance. Celle-ci est consacrée non seulement au
texte constitutionnel que prépare l’assemblée, mais également à la guerre et
aux autres affaires de gouvernement ; car les Cortès sont –
prétendent être – la représentation du roi absent et la tête de la nation.
On débat aujourd’hui du libre commerce que la Couronne britannique exige avec
les ports d’Amérique. C’est ce qui a décidé Lolita à accepter l’invitation dans
l’espoir de satisfaire sa curiosité ; la question la touche de près. Elle
est accompagnée, entre autres connaissances du monde gaditan des affaires, des
Sánchez Guinea, père et fils. Tous occupent des sièges dans la tribune des
invités, face au corps diplomatique où figurent l’ambassadeur Wellesley, le
ministre plénipotentiaire des Deux-Siciles, l’ambassadeur du Portugal et
l’archevêque de Nicée, nonce du pape. Il n’y a pas beaucoup de public dans les
galeries supérieures de l’oratoire, destinées au petit peuple : celle du
haut est vide et l’autre est occupée par une trentaine de personnes, en
majorité des gens du commun à l’air oisif, quelques étrangers, et des
rédacteurs de journaux qui, attentifs, prennent tous les discours en note par
le procédé moderne et rapide de la tachygraphie.
Ce qui se dit dans la salle est que la loyauté due a des
alliés de bonne foi est une chose, mais que se livrer aveuglément à des
intérêts commerciaux rivaux en est une autre. Pour l’instant, la parole est au
député valencien Lorenzo Villanueva – Miguel Sánchez Guinea donne à Lolita
Palma les noms de ceux qu’elle ne connaît pas –, un prêtre aux idées
réformistes modérées, dont les manières sont aussi affables que la vue est
courte. L’ecclésiastique dit partager la préoccupation, déjà exprimée par son
ami monsieur Argüelles, face aux libertés du commerce de contrebande que, en
échange de
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