Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
l’ambassadeur Wellesley
s’agite, mal à l’aise, sur son siège –, qu’à Veracruz les Anglais exigent
des échanges commerciaux pour un montant de cinq millions de pesos d’argent
mexicains, et que, avec la guerre contre Napoléon ou sans elle, le gouvernement
britannique ne cessera jamais d’encourager le démantèlement des provinces
d’Outre-mer, dont il est résolu à contrôler les marchés. Pour finir, au milieu
des murmures de « Oui ! Oui ! » et de « Non !
Non ! », l’Aragonais conclut son intervention en qualifiant l’affaire
de chantage intolérable, mots qui déclenchent une clameur sur les bancs
des députés et dans le public et qui frôlent le scandale quand l’ambassadeur
anglais, d’un geste plein d’arrogance, se lève d’un coup et s’en va. Le
président ramène le calme à coups de clochette et suspend la séance pour une
pause, en annonçant qu’elle reprendra à huis clos. Public et députés sortent
dans un grand brouhaha de conversations, et les gardes ferment les portes.
Dans la rue, parmi les groupes qui discutent avec animation
des péripéties du débat, Lolita et les Sánchez Guinea rejoignent Fernández
Cuchillero qui est en compagnie de Mexía Lequerica et d’autres députés américains.
Pour ou contre, chacun fait valoir son point de vue.
— Votre nouveau système sera notre ruine, monsieur,
lance au représentant du Rio de la Plata un Miguel Sánchez Guinea ulcéré. Si
nos compatriotes américains ont directement accès aux ports étrangers, les
commerçants espagnols ne pourront pas lutter avec leurs prix. Vous ne vous
rendez pas compte ?… Cela nous obligerait à des complications ruineuses,
avec plus de risques et plus de dépenses… Ce que vous proposez, vous et vos
amis, c’est le coup de grâce pour notre commerce, la fin du peu de marine qui
nous reste, la ruiné définitive d’une Espagne en guerre, sans industrie et sans
agriculture.
Fernández Cuchillero nie énergiquement. Lolita Palma a bien
du mal à reconnaître le jeune homme aimable, presque timide, qu’elle reçoit
dans son salon. La question lui confère dignité et assurance. Une gravité, une
fermeté inhabituelles.
— Ce n’est pas moi qui le propose, répond-il. Vous
parlez à quelqu’un qui, malgré son lieu de naissance, est fidèle à la couronne
d’Espagne. Je n’approuve pas la rébellion de la Junte de Buenos Aires, vous le
savez… Mais c’est le temps et c’est l’Histoire qui le veulent ainsi. L’Amérique
espagnole a des besoins, mais elle est impuissante à les satisfaire. Les
créoles exigent leur légitime et libre bénéfice, et les pauvres veulent sortir
de leur misère. Or nous sommes ligotés par un système péninsulaire qui ne
résout plus rien.
La rue Santa Inès est pleine de gens qui discutent des
péripéties de la séance et vont d’un groupe à l’autre, entrant et sortant d’une
auberge qui se trouve à proximité, où certains députés profitent de la pause
pour prendre une collation. Le groupe qui entoure les Américains reste debout
sur les marches de l’oratoire. C’est le plus nombreux, composé dans sa plus
grande part de commerçants locaux. Leurs traits traduisent de l’inquiétude et,
chez certains, une hostilité ouverte. Lolita elle-même n’éprouve guère de
sympathie pour ce qu’elle a entendu ce matin concernant le commerce et les
Anglais, dans la mesure où elle se sent largement concernée. C’est aussi
l’avenir de la maison Palma & Fils qui se joue ici.
— Vous voulez seulement ne plus payer d’impôts, affirme
quelqu’un. En gardant le commerce.
Avec beaucoup de calme, une main dans la poche de sa redingote,
Fernández Cuchillero se tourne vers celui qui vient de l’interpeller.
— De toute manière, ce serait légitime. C’est ce qui
s’est passé dans les treize colonies anglaises de l’Amérique du Nord. Chacun
prétend améliorer sa situation selon ses intérêts, et l’intransigeance est
mauvaise conseillère… Mais ne vous faites pas d’illusions. On n’arrête pas la
marche de l’avenir. Il est significatif que certaines juntes loyales
américaines, qui, auparavant, se proclamaient espagnoles et protestaient contre
leur représentation trop réduite dans ces Cortès, se définissent maintenant
elles-mêmes comme des colonies. D’ici à ce qu’elles réclament aussi leur
indépendance, il n’y a qu’un pas à franchir. Mais on dirait que vous ne vous en
rendez pas
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