Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
l’espace entre
le port et l’Hôtel de Ville mêlent tous les accents de la Péninsule, de
l’Outre-mer et de l’étranger : réfugiés de diverses conditions, Gaditanes
paniers au bras qui grignotent des cornets de crevettes, portefaix qui
coltinent couffins et paquets, majordomes qui font leurs achats quotidiens,
individus portant bonnets, calottes, larges chapeaux de paille ou foulards sur
la tête, vêtements bleus et bruns de marins.
— Je ne comprends pas pourquoi nous nous voyons ici,
proteste le taxidermiste, de mauvaise humeur. Ce n’est pas un endroit discret.
— Vous auriez préféré me voir chez vous ?
— Évidemment pas. Mais ce lieu…
Le Mulâtre hausse les épaules. Il est vêtu comme
toujours : espadrilles et chemise ouverte sur la poitrine, pantalon délacé
sur le côté et sans bas. Il porte à la main un grand sac de toile grossière. Sa
mise négligée contraste avec le chapeau et la redingote marron de Fumagal.
— Vu la façon dont les choses se présentent, c’est ce
qu’il y a de mieux.
— Les choses ? – Le taxidermiste se tourne à
demi, inquiet. – Que voulez-vous dire ?
— Ça : les choses.
Ils font quelques pas sans que le Mulâtre parle davantage.
Il se borne à se mouvoir à sa manière africaine, sur un rythme balancé et
indolent. Fumagal, mal à l’aise – il a toujours détesté le contact
physique avec ses semblables –, essaye d’esquiver les chalands qui se
pressent devant les étals. Cela sent la fumée de l’huile des vendeurs de
poisson frit, voisins de ceux qui proposent sous des stores en vieilles voiles
des fruits de mer encore mouillés. Plus loin, collés aux façades des maisons,
se trouvent les étals de légumes et de viande, surtout du porc, lard, saindoux,
ainsi que des poules vivantes et des quartiers de bœuf importés du Maroc. Tout
vient de l’extérieur, en bateau, déchargé sur le port et les plages atlantiques
du Récif ; à Cadix, il n’y a pas un empan de sol cultivé, ni une seule
bête de boucherie. L’espace manque.
— Vous m’avez parlé d’un problème, dit enfin le
taxidermiste.
Les lèvres épaisses de l’autre se contractent pour dessiner
une moue désagréable.
— La nasse se resserre.
— Pardon ?
Le Mulâtre fait un geste derrière lui, vers la Porte de Mer,
comme si quelqu’un le collait de près.
— Je veux dire qu’ils me tiennent plus à l’œil qu’un
crabe caillou.
Fumagal baisse la voix.
— Ils vous tiennent à l’œil ?… Qu’est-ce que vous
voulez dire ?
— Ils rôdent autour de moi, en posant des questions.
— Qui ?
Pas de réponse. Le Mulâtre s’est arrêté devant un étal où
les poissons roulent des yeux blancs et les sardines ont la tête écarlate. Il
fronce son nez camus comme s’il en respirait l’odeur.
— C’est pour ça que j’ai préféré vous voir ici, dit-il
enfin. Pour montrer que je n’ai rien à cacher.
— Vous êtes fou ?… Ils sont peut-être en train de
vous suivre.
Le contrebandier penche la tête d’un côté, considérant cette
possibilité, puis acquiesce avec beaucoup de calme.
— Je ne dis pas non. Mais nous pouvons nous voir de
façon innocente. Vous m’avez commandé une bestiole pour votre collection, par
exemple… Voyez. Je vous apporte un perroquet américain de toute beauté.
Il a ouvert le sac et en montre le contenu, qu’il sort pour
bien l’exhiber devant d’éventuels regards inopportuns : bec jaune moyen et
quinze pouces de haut, le plumage couleur vert jardin et les plumes latérales
rouges. Fumagal reconnaît un chrysotis de l’Amazone ou du golfe du Mexique, il
en est presque sûr. Un beau spécimen.
— Mort, comme vous l’aimez. Sans poison pour l’abîmer.
Je lui ai planté ce matin une aiguille dans le cœur, ou pas loin.
Il remet le volatile dans le sac et le lui donne. C’est un
cadeau, ajoute-t-il. Cette fois, je ne demande rien. Le taxidermiste regarde
autour de lui à la dérobée. Personne de suspect ne les surveille, dans la
foule. Ou ne semble le faire.
— Vous auriez pu me prévenir par écrit, objecte-t-il.
Le Mulâtre ne se gêne pas pour esquisser un ricanement.
— Vous oubliez que je sais seulement écrire mon nom et
pas grand-chose de plus… Et puis ça ne me viendrait pas à l’idée de laisser
traîner des papiers. On ne sait jamais.
Maintenant Fumagal regarde derrière lui, là où le marché se
transforme, près de la Porte de Mer et du
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