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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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la tête de côté, et sur ses lèvres Tizón voit affleurer le
sourire que, tout à l’heure, il n’a pas réussi à matérialiser. On dirait que le
Mulâtre, dans son for intérieur, est en train de goûter une plaisanterie
désespérée et secrète, particulièrement amusante.
    — Il s’appelle Fumagal… Il habite rue des Écoles.
     
    *
     
    Une livre de savon blanc, deux de vert, encore deux de savon
minéral et seize onces d’huile de romarin. Pendant que Frasquito Sanlúcar
enveloppe la commande dans du papier gris et verse l’huile aromatique dans une
petite bouteille, Gregorio Fumagal aspire avec délices les odeurs de la
boutique. Pénétrante senteur de savons, d’essences et de pommades ; entre
les caisses de produits vulgaires alternent les couleurs agréables et les
articles raffinés, protégés par des pots en verre. Au mur, le baromètre long et
étroit indique un temps variable.
    — Vous me garantissez que ce vert ne contient pas de
sel de cuivre ?
    La figure grêlée du marchand de savon affiche une grimace
offensée, sous le poil rare couleur carotte.
    — Pas une goutte, don Gregorio. Soyez sans inquiétude.
Vous êtes dans une maison honnête… Il est fabriqué avec de l’extrait d’acacia,
c’est ce qui lui donne cette jolie couleur. C’est un article qui part très
fort, et les dames en sont enchantées.
    — J’imagine qu’avec tout ce monde dans Cadix, le
commerce doit bien marcher.
    Le marchand répond qu’il ne se plaint pas. La vérité,
ajoute-t-il, c’est que tant que les gabachos resteront autour, la clientèle ne
devrait jamais manquer. C’est comme si les gens étaient plus attentifs à leur
aspect. Même les pommades pour messieurs s’arrachent littéralement :
œillet, violette, héliotrope. Sentez-moi celle-là, je vous prie. Exquise,
non ? Pour ne pas parler des savons de dames et des eaux de toilette.
Imbattables.
    — Je vois. Vous ne manquez de rien.
    — Comment manquerais-je de quelque chose ?… Avec
les Anglais comme alliés, il nous arrive des produits de partout. Voyez cette
racine de bourrache, pour teindre le savon : avant on la faisait venir de
Montpellier, maintenant elle vient d’Anatolie. Et moins cher.
    — Toujours autant de clientèle féminine ?
    — Ah, ça, vous n’avez pas idée ! De toutes les
classes. Aussi bien des femmes de la rue que des dames huppées. Et des émigrées
riches, à la pelle.
    — Cela semble incroyable, par les temps qui courent.
    — Eh bien, j’y ai beaucoup réfléchi, et je pense que ce
doit être lié. On dirait que les gens ont davantage envie de vivre, de se
fréquenter les uns les autres et de se présenter sous leur meilleur jour… Moi,
je vous l’ai dit, je ne m’en plains pas. Il est vrai aussi que je soigne bien
mon commerce. Les produits de toilette doivent non seulement plaire à l’odorat
et être agréables au toucher, mais être bien présentés. J’y fais très
attention.
    Frasquito Sanlúcar termine le paquet, le donne à Fumagal
par-dessus le comptoir et essuie ses mains sur sa blouse grise. Ça fait
dix-neuf réaux, dit-il. Tandis que le taxidermiste ouvre sa bourse et en sort
deux douros d’argent, les doigts du marchand de savon marquent sur le bois du
comptoir le rythme d’une musique joyeuse : tirititi pan-pan, tirititi
pan-pan. Ils s’interrompent au moment où l’on entend une explosion lointaine,
étouffée. Tout juste audible. Les deux hommes regardent vers la porte, devant
laquelle défilent des passants qui ne semblent pas troublés. Celle-là est
tombée de l’autre côté de la ville, déduit Fumagal pendant que le marchand de
savon lui rend la monnaie et fait de nouveau aller ses doigts sur le comptoir,
tirititi pan-pan, tirititi pan-pan. Il est normal que l’on ne se soucie guère
par ici de l’artillerie française. Le quartier du Mentidero reste hors de la
portée des tirs de la Cabezuela. Et selon les calculs du taxidermiste, cela
durera encore longtemps. Trop longtemps, hélas.
    — Prenez garde, don Gregorio. Même si les gabachos
tirent au petit bonheur la chance, on ne sait jamais… Comment ça se passe, dans
votre quartier ?
    — Il en tombe quelques-unes. Mais, comme vous dites, au
petit bonheur la chance.
    Tirititi pan-pan, tirititi pan-pan. Fumagal sort dans la
rue, son paquet sous le bras. Il est encore tôt, le soleil laisse cette partie
dans l’ombre. La gelée blanche couvre les pavés, les balustrades, les grilles
et les pots de

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