Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
de sa peau est bizarre, se dit Tizón. Un nègre blanc. On dirait qu’on
lui a enlevé sa couleur avec du savon et une éponge.
— C’est ce que j’ai dit.
Un éclair dédaigneux passe dans le regard de l’homme. Ce taureau,
en déduit le commissaire, n’a pas été assez travaillé. Mais mieux vaut en
rester là. Il ne veut pas avoir l’intendant et le gouverneur sur le dos. Pas
besoin de nourrir une deuxième fois les poissons.
— À d’autres, lâche le Mulâtre.
Tizón lui assène une gifle. Forte, sèche, efficace, la main
ouverte et les doigts joints. Il attend trois secondes et en expédie une autre.
Elles claquent comme des coups de fouet.
— Ta gueule.
Un filet de morve coule d’un des larges orifices du nez du
Mulâtre. Il a encore la force de tordre un peu les lèvres pour une grimace
hautaine, insolente, qui cherche à ressembler à un sourire et manque de peu d’y
parvenir.
— Je suis paré pour le grand voyage, commissaire. Ne
vous fatiguez pas, et ne me fatiguez pas.
— C’est de ça qu’il s’agit, admet Tizón. De nous
fatiguer le moins possible tous les deux… Je te propose donc de me raconter ce
que tu sais, et on te foutra la paix jusqu’à ce que le juge te règle ton sort.
— Un juge, rien de moins. Quel luxe.
Une autre gifle, sèche comme un coup de feu. Cadalso fait un
pas en avant, prêt à intervenir aussi, mais Tizón l’arrête d’un geste. Il peut
très bien se débrouiller seul. Il connaît son affaire.
— On va tout te faire cracher, Mulâtre. On n’est pas
pressés, comme tu vois. Mais je peux t’offrir quelque chose. En ce qui me
concerne, je suis disposé à abréger les formalités… Bombes et pigeons… Tu me
suis ?
L’autre se tait, le regard indécis. Fini de crâner. Tizón
qui connaît son métier sait que ce ne sont pas les gifles la cause du changement.
Celles-ci sont seulement une fioriture, comme avec les taureaux vicieux. La faena se passe ailleurs. Dans ce genre d’affrontement, montrer certaines cartes peut
faire des miracles, selon l’individu que l’on a en face de soi. Et il n’y a pas
de carte plus évidente, pour quelqu’un de moyennement intelligent, que de le
regarder droit dans les yeux.
— Qui est celui qui, d’après toi, sait où tombent les
bombes ?… Et pourquoi le sait-il ?
Une autre pause. Celle-ci est très longue, mais Tizón est un
professionnel patient. L’homme regarde la table, puis le commissaire : il
réfléchit. Il est clair qu’il pèse le peu d’avenir qui lui reste. En faisant
des calculs.
— Parce qu’il se charge, dit-il enfin, de vérifier les
endroits où elles tombent, et de transmettre les informations… C’est lui qui
tient les comptes.
Tizón ne veut prendre aucun risque : surtout ne gâcher
aucune possibilité, ne négliger aucune probabilité. Mais ne pas non plus se
faire d’illusions excessives. Pas dans cette affaire. Son ton est aussi prudent
que si les paroles qu’il aligne étaient en cristal de Bohême.
— Est-ce qu’il sait aussi où elles vont tomber ?
Ou bien il l’imagine ?
— Je ne sais pas. C’est possible.
Trop beau pour être vrai, pense le commissaire. Un tir en
aveugle avec un pistolet inconnu. De la fumée, sûrement. Le professeur Barrull
ne manquerait pas de partir tout de suite en courant, mort de rire. Des
conjectures de jeu d’échecs, commissaire. Comme d’habitude, échafaudées en
l’air. Trop cousu de fil blanc, tout ça.
— Dis-moi son nom, camarade.
Il l’a suggéré avec une douceur, un détachement qui
laisseraient penser que, réellement, il s’agit d’une bagatelle. Les yeux noirs
du prisonnier fixent les siens. Puis ils s’en écartent, de nouveau indécis.
— Écoute, Mulâtre… Tu as dit qu’il utilise des pigeons
voyageurs. Il me suffit de chercher qui détient des pigeons, et l’affaire sera
résolue en deux jours. Mais si je dois me débrouiller sans ton aide, je ne te
devrai rien… Tu comprends ?
L’autre avale sa salive, deux fois. Ou il essaye. Peut-être
parce qu’il ne lui en reste plus une goutte. Tizón donne l’ordre qu’on lui
apporte de l’eau, et un sbire va en chercher.
— Et quelle sera la différence ? demande
finalement le Mulâtre.
— Pas grande. Juste que je te devrai une faveur ou que
je ne t’en devrai pas.
L’homme réfléchit en prenant de nouveau son temps. Il ne
regarde plus le commissaire mais le sbire qui revient avec une cruche d’eau.
Puis il penche
Weitere Kostenlose Bücher