Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
conversations. Comme tout le monde, Lolita Palma se
tourne dans la direction de la tour Tavira. Un peu au-delà, au-dessus des
maisons, s’élève un nuage de poussière ocre.
— Celle-là n’est pas tombée loin, dit l’importateur de
cuirs.
Les groupes se dispersent et les gens évitent le milieu de
la rue, pressés, cherchant la protection des maisons voisines. Quelqu’un
annonce que la bombe est tombée rue du Vestiaire et qu’elle a démoli une
maison. Doublant le pas, Lolita s’éloigne dans le sens opposé, au bras de don
Emilio Sánchez Guinea et escortée de Miguel. En regardant derrière elle, elle
voit les députés, dignes et sans rien perdre de leurs bonnes manières, se diriger
avec une lenteur délibérée vers les marches de l’oratoire.
*
— Je crois que vous devriez descendre un moment,
monsieur le commissaire.
Rogelio Tizón laisse sur la table les papiers qu’il était en
train de lire et regarde son adjoint : six pieds de chair respectueusement
arrêtée sur le seuil.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Le numéro huit. Ce qu’il dit peut vous intéresser.
Le commissaire aux Quartiers, Vagabonds et Étrangers de
passage se lève et sort dans le couloir, où Cadalso s’écarte avec déférence
pour lui permettre de le précéder. Ils marchent ainsi, en faisant craquer le
plancher maltraité, jusqu’à l’escalier du fond, qui s’ouvre à côté d’un
œil-de-bœuf poussiéreux donnant sur la rue du Mirador. L’escalier est en
colimaçon et sa spirale obscure plonge dans les souterrains où sont les
cachots. En arrivant en bas, Tizón, indisposé, boutonne sa redingote. L’air est
humide et froid. La lumière qui entre par les deux soupiraux étroits et
grillagés, situés près du plafond, ne suffit pas pour effacer la sensation de
lieu clos. Désagréable.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il admet les voyages, monsieur le commissaire. Mais
il y a encore quelques détails.
— Importants ?
— C’est bien possible.
Tizón hoche la tête, sceptique. Cadalso, avec ses façons de
molosse stupide et sans imagination, est en toutes circonstances d’une fidélité
canine. Cela garantit une application scrupuleuse des instructions qu’on lui
donne, mais comporte aussi des limitations. L’adjoint n’a rien d’une lumière,
quand il s’agit de faire le tri entre ce qui est important et ce qui ne l’est
pas. Enfin, on ne sait jamais.
— Vous poursuivez la conversation ?
— Depuis presque deux heures.
— Merde alors. Il est coriace, le bougre.
— Il commence à mollir.
— J’espère que, cette fois, vous saurez mieux vous y
prendre qu’avec celui de la rue Juan de Andas… Parce que, si ça se répète, je
te jure que toi et tes compères vous êtes bons pour aller casser des cailloux
au bagne de Ceuta.
— Ne vous en faites pas, monsieur le
commissaire. – Cadalso baisse la tête, l’air contrit, comme un gros dogue
fidèle qui vient de recevoir une raclée. – Avec la table, c’est un peu
lent, mais il n’y a pas de problème.
— Ça vaut mieux pour toi.
Ils parcourent un couloir bordé de cellules dont les portes
en bois sont fermées – sauf celle qui porte le numéro huit – par
d’énormes cadenas, puis traversent une grande salle, nue, où un gardien assis
sur un tabouret se lève en sursaut quand il voit arriver le commissaire.
Au-delà, le bruit des pas résonne dans un couloir plus étroit, aux murs sales
écaillés et couverts de griffures. Il mène à une porte que Cadalso ouvre avec
un empressement servile, et, en la franchissant, Rogelio Tizón se trouve dans
une pièce sans fenêtres, avec une table et deux chaises, éclairée par une
chandelle qui brûle dans une lanterne pendue au plafond. Dans un coin sont
posées une bassine pleine d’eau souillée et une serpillière.
— Laisse la porte ouverte, pour aérer un peu.
Sur la table il y a un homme à qui l’on a laissé ses
culottes, étendu sur le dos de manière à ce que ses reins coïncident exactement
avec le bord. Le torse nu pend dans le vide, arqué en arrière, la tête à
quelques pouces du sol. Le prisonnier a les mains menottées dans le dos, et
deux sbires taillés comme des armoires s’occupent de lui. L’un, assis sur la
table, lui tient les cuisses et les jambes. L’autre est debout, supervisant
l’opération. Ces messieurs des Cortès devraient voir ça, pense Tizón en
ricanant intérieurement. Avec leur habeas corpus
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