Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
raconter et à ce qu’il ne pourra pas. Mais cela peut attendre. Pour
le moment, ce qui occupe son attention est la recherche de quelque chose dont
il ignore la nature exacte mais qui doit être là, dans l’air ou dans le paysage
urbain proche. Une sensation semblable à celle qu’il a éprouvée sur les autres
lieux : le vide quasi absolu ressenti fugacement, comme si, en un point
déterminé, une cloche de verre évacuait l’air, ou comme si celui-ci acquérait
une qualité immobile et sinistre. Un point d’absence, privé de mouvement et de
son, qu’il se croit capable de reconnaître.
Cette fois, il ne perçoit rien de tel. Tizón va sans succès
d’un côté à l’autre, pas à pas, flairant, obstiné, comme un chien de chasse.
Regardant chaque détail de ce qui l’entoure. Mais la pluie et l’humidité
remplissent tout. Soudain, il se rend compte que dans la soirée ou la nuit
précédentes, quand la fille a dû mourir, il ne pleuvait pas encore. C’est
peut-être de cela qu’il s’agit, décide-t-il. Peut-être une condition déterminée
de l’air, ou de la température, est-elle nécessaire. Ou Dieu sait quoi d’autre.
Peut-être est-ce lui qui, en admettant d’absurdes débordements de son
imagination, est en train de devenir fou. Prêt à finir au pavillon de l’asile
de la Caleta.
Avec toutes ces inquiétantes pensées en tête, le commissaire
a contourné le pâté de maisons vers la gauche pour arriver devant le portail de
pierre peint en blanc de la Divina Pastora, où se trouve une niche avec une
Vierge assise qui caresse le cou d’un agneau. La porte de la chapelle est
ouverte, le policier entre, sans se découvrir, pour jeter un coup d’œil à
l’intérieur ; dans le fond, sous les dorures à peine visibles du retable
majeur qui domine le petit espace en forme de croix grecque, brille une
veilleuse solitaire. Une ombre en deuil, agenouillée devant l’autel, se lève,
prend de l’eau bénite dans une vasque, se signe et passe près du policier qui
s’efface. C’est une vieille, portant mante noire et rosaire. Quand Tizón
ressort, la femme s’éloigne dans la pluie, vers l’esplanade des Capucins. Le
policier la suit du regard jusqu’à ce qu’il la perde de vue. Puis, à l’abri
sous le porche, il allume un cigare et fume sans hâte, en observant les volutes
qui se dissipent lentement dans l’air humide. Il voudrait ne sentir aucun
remords, aucune inquiétude, pour la scène qu’il vient de laisser derrière lui,
dans les décombres de la ruelle. Une femme morte, ou six, ou cinquante, cela ne
change rien : le monde continue de tourner en roulant vers l’abîme. En fin
de compte, pense-t-il, tout doit prendre son tour dans l’ordre suicidaire des
choses. Dans la vie et dans la mort qui en est la conséquence. De plus, chaque
circonstance observée va à son propre pas. À son rythme particulier. Toute
question doit laisser une chance raisonnable à sa réponse. Il n’est pas
coupable des événements, se dit-il en expulsant une bouffée de fumée. Seulement
leur témoin. Il espère se souvenir de cela avec une égale conviction la nuit
prochaine, dans le salon vide de sa maison. Sous le regard silencieux de sa
femme rivé sur lui, près du piano fermé. Toutes ces belles considérations
n’empêchent pas que, hier, la fille de la ruelle était encore vivante.
— Foutredieu ! jure-t-il à voix haute, amer et
sombre.
Il a sorti sa montre de son gousset et consulte les
aiguilles. Puis il laisse choir le mégot et l’écrase sous la semelle mouillée
de sa botte.
L’heure est venue, conclut-il froidement, de faire une
visite.
*
La pluie crépite là-haut, sur le sol de la terrasse et le
toit de planches du pigeonnier vide. Près de la porte vitrée, dont la lumière
incertaine et grise du dehors n’égaye plus les couleurs, Gregorio Fumagal,
portant bonnet de laine et blouse, brûle les derniers papiers dans le poêle. Ce
n’est pas un gros travail et il n’est pas urgent. Les documents compromettants
qu’il conserve sont peu nombreux : carnets de notes, consignant les lieux
de chute des bombes et leurs coordonnées géographiques, dates et précisions
diverses. Tout brûle feuille après feuille, à mesure que le taxidermiste ouvre
le volet de fer, enfourne sur les braises et les flammes des papiers isolés ou
des pages qu’il arrache après un bref coup d’œil. Auparavant, il a également
brûlé des livres interdits de philosophes
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