Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
français, préalablement dépouillés de
leurs couvertures d’apparence innocente et déchiquetés. Ce sont de vieux
compagnons de pensée et de vie, qu’il vient de voir flamber sans trop s’en
désoler. Rien de cela ne doit rester ici.
Il n’est ni stupide ni naïf, il n’est pas non plus aveugle.
L’apparition de figures inhabituelles dans les environs, suivant discrètement
ses pas chaque fois qu’il sort, ne lui a pas échappé. Chaque nuit, avant de se
coucher, il peut constater de la fenêtre de sa chambre – la seule qui
donne directement sur la rue – la présence régulière d’une silhouette
immobile dissimulée dans l’ombre sous sa maison, au coin des rues San Juan et
des Écoles. Et en marchant dans la ville, quand il s’arrête, comme au hasard,
devant une boutique ou une taverne, il a pu observer à la dérobée de proches et
inquiétants accompagnateurs : des hommes taciturnes, en civil, avec des mines
peu rassurantes. Tout cela l’incite à ne pas nourrir des illusions sur
l’avenir. En réalité, quand il analyse froidement la situation, ce qu’il a fait
et ce qu’ils peuvent lui faire, il est surpris d’être encore libre.
Tout le contenu du poêle n’est plus que braises et cendres.
Seul reste le plan de la ville, la pièce maîtresse. La clef de tout.
Mélancolique, Fumagal observe le papier étalé, froissé par l’usage, où lignes
et courbes tracées au crayon s’étendent en partant de la partie orientale comme
une complexe toile d’araignée conique sur le tracé urbain de Cadix. C’est le
fruit d’un an de travail risqué et minutieux, jour après jour. D’interminables
marches, calculs et observations clandestines qui lui donnent une
extraordinaire valeur scientifique.
Tout est noté là, ou a sa référence adéquate :
détermination géographique, angles d’incidence, force et direction du vent
dominant pour la presque totalité des impacts, rayons d’action, zones
d’incertitude. L’importance militaire de ce plan pour ceux qui assiègent Cadix
est inestimable. C’est la raison pour laquelle, malgré les menaces de ces
derniers temps, Fumagal l’a conservé jusqu’à maintenant, dans l’espoir de
pouvoir tôt ou tard rétablir avec l’autre rive de la baie le contact interrompu
depuis le départ du Mulâtre. Mais rien ne se produit, et le danger augmente.
Les derniers pigeons se sont envolés vers le Trocadéro avec des messages où il
rendait compte de la situation critique, sans autre réponse que le silence. Les
jours qui passent ne font que conforter le taxidermiste dans son idée qu’il a
été abandonné à son destin. Un destin que, dans cette étape problématique de sa
vie – il traverse les journées comme dans un rêve étrange dans lequel il
chemine au hasard, à la manière d’un somnambule –, il a voulu délibérément
forcer, dans tous les sens du terme. Mais il y a, dans les choses, des aspects
inévitables. Des situations que personne ne peut refuser ou choisir. Ou pas
entièrement.
Il déchire le plan de Cadix en quatre morceaux, en fait
quatre boules de papier et les introduit dans le poêle. Tout s’en va avec,
pense-t-il. Cendres d’une vie et d’une vision du monde. La géométrie d’un
système de l’ordre universel, froid et implacable, porté jusqu’à ses ultimes et
nécessaires conséquences, mais dont l’ensemble reste inachevé. Son farouche
objectif final. Ce mot, final, l’amène à penser au petit flacon noir à
bouchon de cristal scellé à la cire, qu’il garde dans un tiroir du bureau de
son cabinet : une solution d’opium concentré qui représente pour lui, en prévision
du pire, le raccourci, paisible et doux, qui le mènera à la liberté et à
l’indifférence. Le rayonnement des flammes qui se fait plus intense éclaire le
visage accablé de Gregorio Fumagal ; et, derrière lui, les vitrines et les
perches posées sur les murs, là où les animaux empaillés contemplent le vide de
leurs yeux immobiles. Témoins de la défaite de celui qui les a sauvés de la
décomposition, de la poussière et de l’oubli. Cette fois, il n’y a rien sur la
table de marbre. Cela fait longtemps que le taxidermiste n’a plus la tête à son
travail. Il manque de la concentration nécessaire pour manier avec précision le
bistouri, le fil de fer et l’étoupe. Il manque de sérénité. Et pour la première
fois, aussi loin qu’il remonte dans sa vie, de décision. Peut-être courage est-il le mot
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