Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
laissé dire que vous étiez à Algésiras au
moment de l’évacuation.
— Oui. J’y étais.
— Parlez-moi un peu de ce que vous avez vu. Ici, nous
n’en connaissons que ce que publient les journaux de cette semaine :
l’habituel héroïsme de nos patriotes et les graves pertes de l’ennemi… Enfin,
vous voyez.
— Il n’y a pas grand-chose à raconter. J’étais mouillé
à Gibraltar, où j’effectuais les démarches pour la prise portugaise, quand le
bombardement a débuté et que les gens se sont réfugiés sur l’île Verte et sur
les bateaux. On m’a demandé d’aider, et donc je me suis rapproché autant que
j’ai pu, prudemment, parce que cette partie de la côte est très mauvaise… Nous
sommes restés plusieurs jours, pour faire passer réfugiés et militaires sur la
Ligne, et nous avons continué jusqu’au moment où les Français sont entrés dans
la ville et ont commencé à nous tirer dessus depuis les hauteurs de Matagorda
et la tour de Villavieja.
Il raconte cela brièvement, un peu à contrecœur, et tait le
reste : femmes et enfants terrifiés, sans nourriture ni abri, tremblant de
froid dans la pluie et le vent, dormant en plein air entre les rochers de l’Île
ou sur le pont de bateaux. Les derniers soldats et les guérillas de civils
volontaires qui, après avoir détruit à la hache le petit pont sur la Miel et
défendu les avenues pour protéger l’évacuation générale, couraient sur la
plage, chassés comme des lapins par les tireurs français. Le sapeur solitaire
qu’il a suivi à travers sa longue-vue et qui est revenu sur ses pas pour
ramasser un camarade blessé ; et qui, en le portant, a été rattrapé par
les ennemis avant d’atteindre la dernière chaloupe.
Une cloche sonne derrière lui, quelques rues plus
loin : celle de San Francisco. Un seul coup. Des cochers, des pêcheurs du
rempart et des passants courent se réfugier au pied des façades des maisons.
— Un éclair d’artillerie, dit la femme, avec un calme
étrange.
Pepe Lobo tourne la tête dans la direction du Trocadéro,
bien que les constructions empêchent de voir cette portion de la côte.
— Elle arrivera dans quinze secondes, ajoute-t-elle.
Elle demeure immobile, contemplant la mer grise. Le corsaire
observe que ses mains, toujours posées sur le pommeau du parapluie, le serrent
plus fort, crispées par une tension nouvelle et à peine perceptible.
Instinctivement, il se rapproche un peu, comme pour s’interposer entre elle et
la trajectoire imaginaire d’une bombe. Un geste absurde, d’ailleurs.
Les bombes françaises peuvent tomber n’importe où. Elles
peuvent même leur tomber droit dessus.
Lolita Palma se tourne pour le regarder avec curiosité. Ou
du moins est-ce l’impression quelle lui donne. Sur la bouche de la femme, on
pourrait deviner un vague sourire. Reconnaissant, pourquoi pas. Pensif, en tout
cas. Tous deux restent ainsi quelques instants à s’étudier de près en silence.
Peut-être de trop près, se dit Lobo, en réprimant son envie de reculer d’un
pas. Cela ne ferait qu’empirer les choses.
Une explosion sourde derrière les constructions. Loin. Vers
la Douane.
— Elle n’était pas pour nous, dit-elle.
Elle sourit maintenant ouvertement, presque avec douceur.
Comme le jour où ils ont parlé de l’arbre peint sur son éventail. Et, une fois
de plus, il admire son sang-froid.
— Savez-vous qui sonne la cloche de San Francisco quand
il y a des bombes ?
Le corsaire répond que non, et elle le lui raconte. Un
novice du couvent, volontaire, se charge de cette tâche. L’ambassadeur anglais,
en le voyant de son balcon faire des bras d’honneur aux Français entre les
coups de cloche, a voulu faire sa connaissance et l’a gratifié d’une pièce
d’or. Lobo devrait connaître les chansons qui courent dans la ville sur les
guitares, dans les tavernes et les gargotes. Ce n’est pas la guerre qui fera
taire l’humour local, au contraire.
— Mais il n’y a pas que des anecdotes sympathiques…,
conclut-elle. On dit que des femmes se font tuer.
— Tuer ?
— Assassiner. D’une manière horrible.
Le corsaire n’était pas au courant, et elle lui dit ce
qu’elle sait. Qui demeure limité. Les journaux évitent d’évoquer l’affaire,
probablement pour ne pas alarmer la population. Mais des histoires circulent de
jeunes filles enlevées et mortes sous des coups de fouet. Deux ou trois, au
moins. Et Dieu sait quelles autres
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