Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
atrocités. Avec tous ces étrangers et ces
militaires dans la ville, pensez donc. Ces derniers temps, peu de filles osent
encore sortir la nuit.
Le visage de Pepe Lobo s’assombrit, il est mal à l’aise.
— Il y a des moments où l’on en arrive à avoir honte
d’être un homme.
Il l’a dit sans réfléchir, spontanément. Un commentaire pour
combler le silence après les propos de Lolita Palma. Mais il remarque qu’elle
l’observe avec curiosité.
— Je n’ai aucune raison de croire que vous devriez
avoir honte.
Ils se regardent dans les yeux, fixement, pendant un instant
qui, pour le marin, semble une éternité.
— Vous seriez étonnée, madame.
Un autre silence. De fines gouttes commencent à tomber,
isolées, sur le visage de la femme, annonçant l’averse imminente. Pourtant elle
ne bouge pas, elle n’ouvre pas son parapluie, mais demeure là, calmement,
contre le parapet du rempart, avec toute cette mer brumeuse et grise dans le
fond. Je devrais lui proposer de s’abriter, pense le corsaire. Mais il ne
bronche pas. En réalité, il devrait faire ou dire quelque chose, n’importe quoi
qui mette fin à cette situation. Le silence. Et rien de ce qui serait possible
ne coïncide avec ce qu’il désire en ce moment.
— Avez-vous fait un achat intéressant ? finit-il
par demander – pour dire quelque chose.
Elle le regarde, comme déconcertée, sans savoir de quoi il
parle. Lobo esquisse un sourire. Forcé.
— La librairie. Sur la place.
Le rythme des gouttelettes qui éclatent sur le visage de
Lolita Palma s’accélère. Derrière elle, la mer grise commence à se couvrir de
minuscules éclaboussures répandues en rafales par la brise qui s’engouffre dans
la baie.
— Nous devrions…, commence le marin.
— Oh, oui, très intéressant, répond-elle enfin, en
cessant de le regarder. La Flore espagnole de don Joseph Quer, complète,
en six volumes… Une très belle édition et en parfait état.
— Ah !
— De l’imprimeur Ibarra.
— Tant mieux.
Il commence à pleuvoir pour de bon. Une houle qui grossit
subitement fait jaillir de l’écume sur les Puercas, au large de la baie.
— Nous devrions retourner, murmure Lolita Palma avec
bon sens.
Il acquiesce pendant qu’elle ouvre le parapluie. Celui-ci
est grand, suffisant pour les couvrir tous les deux, mais elle ne lui propose
pas de s’abriter dessous. Ils reviennent sur leurs pas, entre les arbustes aux
branches dénudées, lentement, tandis que la pluie redouble d’intensité. Le
marin est habitué à supporter cela sur le pont d’un bateau, mais il est surpris
de la trouver aussi indifférente. Du coin de l’œil, il la voit, de sa main
libre, remonter un peu le bas de sa robe, pour éviter les flaques qui
commencent à se former.
— Nous avons une conversation à terminer, l’entend-il
dire soudain.
Il se tourne vers elle, sans comprendre. Il sent l’eau
couler des coins de son chapeau et tremper sa veste. Il devrait l’enlever et la
poser sur les épaules de la femme en protégeant son châle, mais il n’est pas
certain que ce soit un geste convenable. Trop intime sûrement. Une familiarité
excessive. Avec ou sans pluie, la ville vit en vase clos. Les réputations sont
à la merci du moindre on-dit.
— Le dragon, explique Lolita Palma… Vous vous
souvenez ?
Il sourit, un peu désarçonné.
— Naturellement.
— Et l’expédition botanique. Vous m’avez promis de tout
me raconter.
Si c’était une autre femme, conclut le corsaire, cela ferait
longtemps qu’il aurait essuyé les petites gouttes en suspension sur son visage
et ses cheveux, en passant délicatement les doigts dessus. Avec lenteur. Sans
l’alarmer. Mais ce n’est pas une autre femme : c’est elle. Et c’est bien
là, précisément, que réside la question.
— Que diriez-vous de demain ?
Pepe Lobo fait cinq pas avant de répondre.
— Demain, il pleuvra aussi, fait-il doucement
remarquer.
— C’est vrai. Suis-je bête… Alors au premier jour de
beau temps. Avant que vous ne partiez, ou à votre retour.
Un silence, avec en bruit de fond le crépitement de la
pluie. Ils cheminent sur les pavés de la rue des Doublons en longeant les
façades. La maison des Palma est à vingt pas, au coin. Lorsque la femme parle
de nouveau, son ton a changé.
— J’envie votre liberté, monsieur Lobo.
Un ton plus froid. Neutre. Le monsieur remet beaucoup
de choses à leur place.
— Je ne définirais pas
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