Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
qu’il n’ose pas vraiment formuler. La vue du pigeonnier vide a
défait trop de ciment dans les dernières semaines. Trop de certitudes.
Confronté à ce qu’il est maintenant, à l’urgence d’envisager le futur immédiat
et le reste de sa vie – si tant est que l’un et l’autre puissent se voir
prolongés de plus de quelques heures –, Fumagal ne parvient pas à
surmonter sa propre indifférence. Même brûler papiers et livres compromettants
est un acte qu’il n’estime pas indispensable. Il s’agit juste d’un geste
logique, conséquence de faits antérieurs. Un réflexe quasi automatique de
loyauté, ou de cohérence, qui s’adresse à l’autre côté de la baie ou
peut-être – ce qui est le plus probable – à lui-même.
On frappe à la porte. Un seul coup bref. Fumagal ferme le
volet du poêle, se relève et va dans le vestibule. Il fait jouer la grille de
cuivre du judas. Sur le palier se tient un homme qu’il ne connaît pas, portant
chapeau de toile cirée et carrick sur lequel glissent des gouttes de pluie. Son
nez est fort et aquilin, évoquant un rapace, encadré par deux épais favoris qui
rejoignent la moustache. Il a dans les mains une canne qui semble lourde, avec
une tête de bronze menaçante.
— Gregorio Fumagal ?… Je suis commissaire de
police… Pouvez-vous ouvrir ?
Bien sûr que je le peux, décide silencieusement le
taxidermiste. À ce stade, s’y opposer serait inutile. Et grotesque.
Ce qui arrive maintenant est seulement ce qui devait tôt ou tard
arriver. Étonné de son calme, il libère la serrure. En ouvrant la porte, il
repense au flacon de cristal rangé dans son tiroir. Peut-être que d’ici peu il
sera trop tard pour y avoir recours ; mais un invincible sentiment de
curiosité se superpose à toute autre idée. Un terme bien singulier. Curiosité. Bien qu’il puisse n’être là que comme une justification. Une lâche excuse
pour continuer à respirer – à observer, pour être exact – encore un
peu.
— Vous permettez ? dit l’homme.
Sans attendre la réponse, il entre dans la maison. Au moment
où le taxidermiste s’apprête à refermer la porte, il la bloque d’un mouvement
de sa canne pour la laisser ouverte. Avant de le suivre à l’intérieur, Fumagal
observe que, sur le palier de dessous, attendent deux autres hommes vêtus de
chapeaux ronds et de capotes sombres.
— Que voulez-vous de moi ?
Le policier, qui n’a pas ôté son chapeau ni ouvert son
pardessus anglais, est debout au milieu du cabinet, près de la table de marbre,
et balance sa canne tout en regardant autour de lui. On dirait qu’il n’inspecte
pas un lieu inconnu, mais qu’il vérifie si tout est toujours à sa place. Un
moment, Fumagal se demande quand cet individu est déjà venu. Et comment il a
fait pour ne pas laisser de traces de sa visite.
— Prostré au milieu des animaux morts, il reste
assis immobile. Manifestement, il prépare quelque sinistre dessein…
Fumagal écarquille les yeux, perplexe. Le policier a
prononcé ces mots pendant qu’il promenait son regard dans la pièce, avant de se
tourner vers lui. Sur le mode dramatique, comme s’il récitait. Et c’est
sûrement une citation, mais le taxidermiste n’arrive pas à comprendre de quoi
il s’agit.
— Pardon ?
L’autre le fixe intensément. Il y a quelque chose
d’inquiétant dans ses yeux, et qui va au-delà de son attitude de policier. Un
éclat acéré, de haine à la fois immense et contenue.
— Vous ne savez pas de quoi je parle ?… Allons
donc !
Il fait quelques pas dans le cabinet, passant la lourde tête
de sa canne sur le marbre de la table à empailler. Un bruit grinçant, prolongé,
menaçant.
— Tentons encore notre chance, dit-il après un court
silence.
Il s’est arrêté devant le taxidermiste en le fixant
toujours.
Un regard plus personnel qu’officiel.
— Un homme qui, après avoir médité le massacre de
toute une armée, est sorti à la faveur des ténèbres nocturnes pour semer la
mort avec son épée…
Il le dit sur le même ton avec dans les yeux la même
hostilité.
— Vous reconnaissez, cette fois ?
Fumagal reste stupéfait. Ce n’était pas à cela qu’il
s’attendait depuis des jours.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Très bien… Dites-moi une chose… Avez-vous lu Ajax ?
— Ajax ?
— Oui. Vous savez. Sophocle.
— Non. Pas que je me souvienne.
Du coup, c’est le policier qui écarquille
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