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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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ni rien pour
l’adoucir. Ça n’a même pas vraiment le goût de café. Mais, comme l’a dit
Bertoldi, c’est chaud. Et convenablement amer. Tout consiste à faire marcher
son imagination en se réchauffant les tripes.
    Maurizio Bertoldi allonge une jambe qui lui fait mal. Voici
trois semaines, un ricochet de mitraille espagnole l’a contusionné pendant
qu’il supervisait la batterie du fort Luis. Rien de sérieux, mais il boite
encore. Et cette humidité n’aide pas.
    — L’affaire des déserteurs doit être réglée dans une
demi-heure… Au moment de la relève de la garde, près du grand baraquement.
    Desfosseux le regarde par-dessus la vapeur de son bol
chinois. D’un doigt, Bertoldi gratte un favori blond, et il hausse les épaules.
    — L’ordre est qu’officiers et troupes soient présents.
Aucune excuse ne sera tolérée.
    Les deux artilleurs boivent en silence pendant que les
rafales de pluie cognent à l’extérieur et introduisent des gouttes par chaque
interstice entre les planches. Il y a une semaine, profitant de la marée basse,
quatre soldats du 9 e  d’infanterie légère, n’en pouvant plus de
faim et de misère, ont déserté de leurs postes de sentinelles, abandonnant
fusils et munitions, dans l’intention de passer à l’ennemi. L’un d’eux a réussi
à atteindre à la nage les canonnières espagnoles mouillées près de la pointe de
la Cantera, mais les autres ont été capturés par un bateau de surveillance et
renvoyés au Trocadéro. L’exécution, après le jugement sommaire d’une cour
martiale, était prévue voici deux jours à Chiclana ; mais le mauvais temps
a empêché le transfert des prisonniers. Le maréchal Victor, las d’attendre, a
ordonné que les trois soient passés par les armes sur place. Avec un temps
infâme comme celui-là qui mine encore plus le moral des troupes et inspire aux
hommes des intentions malsaines, un exemple approprié remettra les idées en
place. Tel est du moins l’effet escompté.
    — Alors allons-y, dit Desfosseux.
    Ils terminent leur café, s’enveloppent du mieux qu’ils
peuvent dans leurs capotes, et le capitaine ceint son sabre et change son
bonnet de laine pour le vieux bicorne recouvert de toile cirée. Ils écartent la
couverture et sortent en piétinant la boue. Au-delà des rives agitées de la
péninsule du Trocadéro, la baie bouillonne d’embruns et d’écume grise.
L’enceinte ténébreuse de Cadix est à peine visible au fond du paysage :
une longue ligne obscure dessinée par les éclairs qui zèbrent le ciel sombre,
font entendre des coups de tonnerre lointains et découpent les mâtures des
bateaux au mouillage qui tanguent durement en tirant sur leurs ancres, la proue
tournée au sud-est.
    — Attention ici, mon capitaine. Le pont tremble comme
s’il était vivant.
    L’eau menace de submerger et d’emporter la passerelle de
planches qui franchit le fossé de drainage entre la deuxième et la troisième
batterie. Simon Desfosseux traverse avec appréhension, apeuré à l’idée de se
voir entraîné vers la mer. Le chemin suit une tranchée dont le fond est plein
d’eau, protégée des tirs espagnols par un parapet de terre, de gabions et de
fascines. Chaque fois que l’artilleur enfonce ses bottes dans la fange, l’eau
entre par les trous des semelles et monte jusqu’en haut des chevilles,
transformant les chiffons qui emmaillotent ses pieds en éponges. Bertoldi boite
et patauge à quelques pas devant lui, courbé sous les rafales qui hurlent en
passant entre les gabions et agitent le liquide épais et brun dans lequel il
laisse traîner, indifférent, les pans de sa capote.
    Au-delà du baraquement général où sont remisés les affûts,
les prolonges et autres éléments du train d’artillerie, et qui sert parfois de
dépôt provisoire de prisonniers, se trouve un ravin qui va jusqu’au canal du
Trocadéro, lequel fait environ 70 toises de large et roule furieusement
les flots boueux de la crue. Alignés en demi-cercle au bord de cette sorte de
cuvette, protégés par des capes, des capotes brunes et grises, des chapeaux et
des schakos ruisselants, quelque cent cinquante soldats et officiers attendent
en silence. Desfosseux vérifie que le sergent Labiche et ses hommes sont là,
observant hargneusement la scène, méprisants et dégoûtés. En réalité, tout le
monde devrait être en formation disciplinée ; mais, avec le temps qu’il
fait et toute cette eau qui tombe, personne

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