Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
t’arrête pour espionnage au profit des Français et
pour l’assassinat de six femmes.
De ces mots, celui qui fait le plus trembler Fumagal est le
tutoiement explicite par lequel ils commencent.
12
On dit – la guerre abonde en « on dit » et
« il paraît » – que le maréchal Suchet est sur le point d’entrer
dans Valence et que la prise de Tarifa n’est qu’une question de jours ;
mais ce n’est pas là ce qui intéresse Simon Desfosseux. Ce qui, en ce moment,
accapare son attention, ce sont ses efforts pour parvenir à ce que les assauts
du vent et de la pluie qui pénètrent par les fentes de la baraque n’éteignent
pas le feu sur lequel bout une marmite contenant de l’eau et un mélange d’orge
grillée et de quelques rares grains de mauvais café. Au-dessus de la tête du
capitaine d’artillerie, la tempête arrache des gémissements lugubres au toit de
planches et de branchages assemblés par des clous et des cordes. La pluie qui frappe
en rafales violentes entre de tous côtés, se répandant dans le refuge. Assis
sur un escabeau rudimentaire qui ne le met pas à l’abri de la boue et de
l’humidité, Desfosseux a sa capote sur les épaules, un vieux bonnet de laine,
et les mitaines qui protègent ses mains laissent voir des doigts aux ongles
noirs et sales. Avec le mauvais temps, la vie dans les tranchées devient
terrible ; et plus encore ici, sur cette langue de terre basse et presque
plate du Trocadéro, qui s’avance dans la baie exposée au vent et à la mer
proche, presque inondée au pied des batteries françaises par la crue de
l’embouchure du San Pedro et du canal gonflés par les pluies, avec l’eau qui
monte et déborde en dépassant la barre de sable et la limite des marées hautes.
Il est inutile de penser à Fanfan et à ses frères par ce
temps de chien. Depuis quatre jours, on ne tire plus sur la ville. Les obusiers
restent silencieux, couverts de bâches goudronnées ; et le sergent Labiche
et ses hommes, enfoncés jusqu’à mi-guêtres dans la boue de leur abri,
maudissent tout et tout le monde. La tempête a désorganisé l’intendance et la
Cabezuela ne reçoit plus d’approvisionnements. Pas même la ration pour quatre
jours d’un quart de viande salée, de vin coupé d’eau et tourné au vinaigre, de pain
noir et composé pour moitié de son, que les artilleurs recevaient dans les
dernières semaines. La famine, qui, en cette fin de 1811, dévaste des
populations entières et s’annonce terrible dans toute la Péninsule, frappe
aussi les troupes françaises, dont les services de réquisition ont de plus en
plus de mal à obtenir un grain de blé ou une livre de viande dans le paysage
hostile de champs en friche et de villages fantômes, vidés par la guerre. Et de
toutes les armées impériales, les hommes du Premier Corps, occupant l’extrémité
méridionale de l’Andalousie, sont ceux qui se trouvent les plus éloignés des
centres d’approvisionnement ; les communications déjà dangereuses du fait
des bandes de guérilleros sont interrompues maintenant par la violence de la tempête
qui bat la côte, fait déborder les rivières, inonde les chemins et emporte les
ponts.
— La couverture, nom de Dieu !
Le lieutenant Bertoldi, qui vient d’entrer en secouant l’eau
d’une capote pleine de reprises et de rapiéçages, s’excuse et remet en place la
couverture qui ferme l’entrée. En voyant devant lui la face amaigrie et
souillée du Piémontais, toujours souriant malgré toute cette eau et cette boue
où ils barbotent, Desfosseux ressent le besoin de s’excuser de sa
brusquerie ; mais, même pour ça, il est trop abattu. S’il fallait réparer
chaque manifestation de mauvaise humeur de ces derniers jours, tout le monde
passerait son temps à se demander mutuellement pardon à jet continu. Il se
borne à indiquer de la tête la marmite posée sur le feu.
— Dans un moment, ça sera buvable. Mais je n’en
garantis pas le goût.
— Il me suffit que ce soit chaud, mon capitaine.
Le breuvage bout. Très précautionneusement, Desfosseux
l’enlève du feu et verse le liquide brûlant dans un quart en fer-blanc que lui
tend Bertoldi. Lui-même se sert dans un bol en porcelaine chinoise, bleu et
ébréché – vestige de la vaisselle d’une riche maison de Puerto Real pillée
au début de la guerre –, et boit à petits coups, prenant presque plaisir à
se brûler les lèvres et la langue. Il n’y a ni sucre ni miel,
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