Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
n’a idée de respecter le règlement.
À la porte du baraquement, Simon Desfosseux voit deux
officiers espagnols : protégés de la pluie par un abri de toile et
surveillés par une sentinelle baïonnette au canon, ils contemplent de loin la
scène. Ils portent tous les deux l’uniforme bleu de la Marine ennemie. L’un a
un bras en écharpe et l’autre a sur sa veste les épaulettes de lieutenant de
vaisseau. Desfosseux sait que la tempête a fait déraper hier l’ancre de leur
felouque et a entraîné celle-ci vers le Trocadéro. Avec beaucoup d’habileté, et
faisant de nécessité vertu, le lieutenant de vaisseau a fait hisser les voiles
pour pouvoir gouverner le bateau et a choisi de s’échouer sur la plage même de
la Cabezuela au lieu d’aller se briser contre des rochers dangereusement
proches. Puis il a tenté de brûler son navire, mais la pluie l’en a empêché,
avant d’être capturé avec son second et vingt hommes d’équipage. Maintenant,
les Espagnols attendent le premier convoi de prisonniers pour Jerez, première
étape de leur captivité en France.
Dans le bas du ravin, près de la rive du canal et surveillés
chacun par deux gendarmes avec leurs bicornes caractéristiques –
impeccables comme toujours, malgré la pluie – et leurs fusils tournés vers
le sol sous leurs capes bleues, les trois déserteurs attendent l’exécution de
la sentence. Le capitaine Desfosseux se place avec Bertoldi dans le groupe des
officiers et jette un coup d’œil curieux sur les condamnés. Ils sont debout
sous la pluie, sans capote, tête nue et mains attachées dans le dos ; l’un
est en gilet et manches de chemise, et les autres avec leurs guêtres bleues
trempées et les pantalons taillés dans l’escot marron réquisitionné dans les
couvents. L’homme en manches de chemise est caporal, commente quelqu’un. Un
dénommé Wurtz, de la 2 e compagnie. Les autres sont très jeunes,
ou semblent l’être. L’un d’eux, maigre et roux, regarde épouvanté autour de lui
et tremble – de froid ou de peur – avec une telle violence que les
gendarmes doivent le soutenir. Un colonel de l’état-major du duc de
Bellune – il doit maudire intérieurement ceux qui l’ont forcé à venir de
Chiclana par ce temps – s’approche des prisonniers, un papier à la main.
Le sol boueux, mou en certains endroits et glissant en d’autres, gêne sa
marche. Par deux fois, il manque de tomber.
— La farce commence, murmure quelqu’un, dents serrées,
derrière Desfosseux.
Le colonel fait une tentative pour lire la sentence à haute
voix, mais la pluie et le vent l’en empêchent. Après quelques mots, il renonce,
plie la feuille de papier mouillée et adresse un signe au sous-officier des
gendarmes, qui se concerte avec ses hommes pendant qu’un peloton d’infanterie,
hors de la vue des condamnés, se rassemble de mauvaise grâce près du
baraquement. Les trois hommes sont maintenant placés de dos, tournés vers le
canal, tandis qu’on leur bande les yeux. Celui qui est en manches de chemise se
débat un peu en tentant de résister. Un de ses compagnons – un garçon
chétif et brun – se laisse faire calmement, comme un somnambule ;
mais dès que les gendarmes s’écartent, les jambes du rouquin se dérobent sous
lui et il tombe assis dans la boue. Ses gémissements s’entendent dans tout le
ravin.
— Ils auraient pu les attacher à un poteau, proteste le
lieutenant Bertoldi, scandalisé.
— Des sapeurs en ont planté, explique un capitaine.
Mais l’eau les a fait tomber… Le sol est trop mou.
Le peloton est déjà formé derrière les condamnés :
douze hommes avec leurs fusils, et un lieutenant du 9 e léger,
cape bleue, chapeau ruisselant et sabre dégainé. Par ordre du maréchal Victor,
les exécuteurs appartiennent au même régiment que les exécutés. Les soldats
affichent des têtes maussades et il est clair qu’ils souhaiteraient ne pas être
là : la pluie fait luire la toile cirée noire des schakos et les capotes
dont les pans protègent de l’eau les platines de leurs armes. Le garçon roux
est toujours assis dans la boue, les mains attachées dans le dos et le corps
penché en avant, sans cesser de gémir. Celui qui est en manches de chemise
tourne un peu vers l’arrière son visage aux yeux bandés, comme s’il voulait ne
pas manquer le moment où l’on va tirer. Maintenant l’officier commandant le
peloton prononce quelques mots en portant son
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