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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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parviendra à se réadapter aux temps
futurs qu’il connaîtra peut-être, à supposer qu’il survive. À voir chaque jour
le visage de sa femme et de ses enfants. À se poser devant un paysage qu’il
pourra contempler sans avoir à calculer automatiquement paraboles et impacts.
Devant des champs dans lesquels il pourra s’allonger et fermer les yeux sans
avoir à craindre que – dans le plus simple des cas – un guérillero ne
s’approche en tapinois et lui tranche la gorge.
    Tout en poursuivant sa marche, soulevant et replongeant ses
bottes dans l’eau fangeuse, il entend derrière lui Maurizio Bertoldi clapoter
et grogner.
    — Savez-vous ce que je pense, mon capitaine ?
    — Non. Et je ne veux pas le savoir.
    Nouveaux clapotements. Puis la voix du lieutenant se fait
encore entendre, comme s’il avait pris le temps de bien peser la réplique de
son supérieur.
    — Très bien… Mais si ça ne vous gêne pas, je le dirai
quand même.
    Nouvelle violente rafale de pluie. Simon Desfosseux enfonce
son chapeau et baisse la tête, dégoûté.
    — Ça me gêne. Fermez-la !
    — Cette guerre est une merde, mon capitaine.
     
    *
     
    L’homme nu, tassé sur lui-même dans un coin du mur, lève une
main pour se protéger la tête quand Rogelio Tizón se penche pour l’observer.
Avec ses lèvres meurtries et fendues, les marques causées par les coups et les
yeux cernés de noir, résultat de la douleur et de l’absence de sommeil,
l’individu qu’il a devant lui ne ressemble guère à celui qu’il a arrêté voici
cinq jours dans la maison de la rue des Écoles. D’un œil expert, en
connaisseur, le commissaire évalue les dommages et calcule les possibilités de
la situation. Lesquelles sont raisonnablement élastiques. Un moment auparavant,
il a fait venir un médecin de relative confiance : un morticole alcoolique
qui vérifie, à l’occasion, l’état de santé des filles de Santa María et de la
Merced. Le sujet peut encore supporter la conversation, tel a été le diagnostic
de la Faculté. Pouls convenable, respiration régulière, compte tenu des
circonstances. À doses modérées et en prenant quelques précautions, on peut
peaufiner l’ouvrage. Je crois. Après quoi, avec une demi-once de plus dans une
poche de sa souquenille râpée, le médecin – Casimiro Escudillo, plus connu
dans les bouges gaditans sous le nom de « docteur
Tire-bourre » – s’en est allé tout droit au débit de boissons le plus
proche pour convertir de solide en liquide sa récente et rapide rétribution.
Tandis que Tizón demeure là, assisté de l’habituel Cadalso et d’un autre agent,
tous trois occupés à peaufiner l’ouvrage. En conversation avec Gregorio Fumagal
ou ce qu’il en reste.
    — On reprend tout, camarade, dit Tizón. Avec ta
permission.
    Le taxidermiste gémit quand on le soulève pour le ramener,
les pieds traînant par terre, sur la table où il est déposé sur le dos, les
reins juste à la hauteur du bord. Sa sueur glacée fait luire la peau presque
dénuée de poils et souillée à la lumière de la chandelle en suif qui éclaire à
demi la cave sans fenêtres. Pendant que l’agent immobilise ses jambes en
s’asseyant dessus, Rogelio Tizón approche une chaise et s’y installe à
califourchon, les bras posés sur le dossier, tout près de la tête du
supplicié ; laquelle pend, le torse arqué, dans le vide qui sépare la
table du sol. La bouche du prisonnier s’ouvre dans un effort pour aspirer de
l’air tandis que le sang afflue au visage congestionné. Il en a assez conté au
cours de ces cinq jours pour être envoyé dix fois au garrot comme espion, mais
il n’a rien dit de ce qui intéresse réellement le commissaire. Celui-ci se
rapproche encore et débite d’une voix monotone, presque confidentielle :
    — María Luisa Rodriguez, seize ans, Porte de Terre…
Bernarda Garre, quatorze ans, auberge du Boiteux… Jacinta Herrero, dix-sept
ans, rue des Rémouleurs…
    Et ainsi de suite : six noms, six âges qui n’atteignent
pas les dix-neuf ans, six lieux de Cadix. Avec de longues pauses entre chaque,
pour laisser à Fumagal la possibilité de remplir les lacunes. Tizón termine sa
litanie et reste immobile, la bouche toujours contre l’oreille du taxidermiste.
    — Et les putains de bombes, ajoute-t-il pour terminer.
    De sa position inversée, les traits crispés par la
souffrance, Fumagal le regarde avec des yeux voilés.
    — Les bombes, murmure-t-il

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