Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
vieilles avec leurs
baluchons de vêtements crasseux, de ces gosses qui pleurent et de ces femmes
qui demandent où on peut pisser.
Une pause, sans autre bruit que celui, lointain, du combat.
Ricardo Maraña lève la tête et contemple d’un œil critique le pavillon à deux
bandes rouges et une jaune qui flotte en haut, portant les armoiries royales de
la Castille et du León. Le vent de terre, remarque pendant ce temps Pepe Lobo,
est passé à un nord nord-ouest modérément frais. Celui-ci sera bienvenu si
l’ordre attendu depuis un moment de lever l’ancre arrive de Tarifa.
— Et puis j’en ai aussi assez de ça, ajoute Maraña d’un
ton acerbe. Si j’avais voulu servir la patrie souffrante, je serais resté dans
la Marine, à repriser mes uniformes et à accumuler les retards de solde, comme
tout le monde.
— On ne peut pas toujours gagner, lui fait remarquer
Pepe Lobo en souriant.
Une légère toux, rauque et mouillée. De nouveau le mouchoir.
— C’est vrai.
Lobo arrête le cercle de la lentille sur le rempart où l’on
peut distinguer, dans les tourbillons de la poudre, les silhouettes minuscules
des hommes qui se battent avec acharnement, repoussant les Français de toutes
leurs forces. Voici une demi-heure, un enseigne de l’infanterie de marine venu
en barque de la ville apporter un paquet de dépêches officielles pour Cadix a
raconté que les Français ont reconnu la brèche pendant la nuit et, la croyant
praticable, ont donné l’assaut à neuf heures, depuis les tranchées et les
approches creusées les jours précédents le long des fossés. Selon l’enseigne,
quatre bataillons de grenadiers et de chasseurs ennemis se sont avancés
quasiment en colonne ; mais la terre boueuse des dernières pluies dans
laquelle ils enfonçaient jusqu’à mi-jambe et le feu roulant des défenseurs ont
semé le désordre dans leurs rangs, de sorte qu’arrivés au pied du rempart ils
avaient perdu beaucoup de leur élan. Et, une heure et demie plus tard, on en
est toujours au même point, les Français s’acharnant à monter et les défenseurs
à les en empêcher sans artillerie pour les soutenir – les navires ancrés
dans la baie ne peuvent atteindre les abords immédiats de la brèche –,
mais seulement des fusils et des baïonnettes.
Les matelots commentent les péripéties de la matinée, se
montrant entre eux les lieux où les tirs et la fumée sont les plus intenses.
Juché sur la lisse, le dos contre un hauban et une autre longue-vue à la main,
le maître d’équipage Brasero leur raconte ce qu’il voit. Pepe Lobo les laisse
tranquilles ; il sait que tout le monde à bord partage l’opinion du
second. Ce sont pour la plupart des contrebandiers ou cette racaille des ports
qui signent d’une croix sur le rôle ou au bas de leurs aveux devant la police,
recrutés dans des tavernes graillonneuses de la rue des Nègres ou de la rue
Sopranis, et dans le Boquete, qui ont tous plus ou moins fui le recrutement
forcé. Aucun de ses quarante-huit hommes, en comptant le second et l’écrivain,
ne s’est enrôlé sur la Culebra avec l’intention de servir un temps sous
la discipline militaire en renonçant à la liberté de la course et à la chasse
au butin en échange de la misérable solde de la Marine royale, dont ils ne
savent d’ailleurs même pas s’ils la toucheront un jour. Et tout cela, au moment
où la dernière campagne, avec sept captures déclarées de bonne prise et six
encore au stade des formalités administratives, a mis dans la poche de chaque
matelot un minimum de deux cent cinquante pesos – plus de trois fois cette
somme pour Pepe Lobo –, sans compter l’avance de cent cinquante réaux par
mois que reçoit chaque marin depuis son enrôlement. C’est pourquoi, même s’il
se garde bien de s’exprimer sur la question, le capitaine comprend parfaitement
que ses hommes, comme lui-même, en aient plein le dos de ces vingt-deux jours
perdus à transporter dépêches et militaires d’une rive à l’autre comme un
bateau courrier sous discipline maritime, loin des eaux de chasse et servant
d’auxiliaires à une marine de guerre que, comme les douaniers de la Douane
royale – pratiquement personne à bord n’a la conscience tranquille ni le
cou à l’abri d’une corde –, tous préfèrent voir le plus loin possible.
— Un signal sur la tour, prévient Ricardo Maraña.
Pepe Lobo déplace la longue-vue en direction du phare de
l’Île, où l’on
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