Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
démantibulé par la nouvelle qu’il
craint. Une nouvelle que, étrangement, il attend avec des sentiments contradictoires :
curiosité et inquiétude. L’assurance d’une erreur qui apaiserait, enfin,
l’angoisse de son incertitude.
Le commissaire s’écarte du parapet et s’éloigne du rempart
pour faire le trajet qui, ces derniers jours, a fini par devenir une routine :
le parcours des six lieux de la ville où les filles sont mortes ;
lentement, en observant chaque détail, attentif à l’air, la température, les
odeurs, les sensations qu’il éprouve pas après pas. En calculant, encore et
encore, de subtiles combinaisons dans le jeu d’échecs d’un adversaire invisible
dont le cerveau compliqué, aussi insaisissable que l’idée ultime de Dieu, se
confond avec la carte de ce Cadix singulier, entouré de mer et sillonné de
vents. Une ville dont Rogelio Tizón n’est plus capable de voir la structure
physique conventionnelle, faite de rues, de places et de constructions, mais
qui est devenue un paysage énigmatique, sinistre et abstrait comme un lacis de
coups de fouet : cette même carte inquiétante dont il a deviné la trace sur
le dos des filles mortes, et dont il a pu – ou seulement cru,
peut-être – avoir la confirmation sur le plan que Gregorio Fumagal dit
avoir brûlé dans le poêle de son cabinet. Le dessin caché d’un espace urbain
qui semble correspondre, dans chaque ligne et chaque parabole, au cerveau d’un
assassin.
*
Pendant que le commissaire Tizón médite à Cadix sur des
trajectoires et des paraboles de bombes, à quarante-cinq milles au sud-est de
la ville, devant la plage des Lances de Tarifa, Pepe Lobo observe la colonne d’eau
et d’écume qu’une bombe française de 12 livres vient de soulever à moins
d’une encablure du beaupré de la Culebra.
— Ce n’est rien, lance-t-il pour rassurer son
équipage. C’est un boulet perdu.
Sur le pont du cotre corsaire, qui est mouillé par quatre
brasses de fond, voiles serrées et pavillon de la Marine hissé, les hommes
regardent le nuage de fumée qui s’étend le long des fossés de l’autre côté des
murs de la ville. Depuis neuf heures du matin, sous un ciel lourd, indécis et
gris, l’infanterie française donne l’assaut à la brèche du côté nord. Le fracas
de la fusillade et des coups de canon parvient, net et continu en franchissant
le mille qui les sépare, favorisé par le vent de terre qui maintient la Culebra avec la plage à tribord, la ville par le travers et l’île de Tarifa sous la
poupe. Près du cotre, embossées pour mieux orienter leurs batteries, deux
frégates anglaises et une corvette espagnole, ainsi que plusieurs chaloupes
canonnières et obusières amarrées à la côte, tirent par intervalles sur les
positions françaises, et la fumée blanche de la poudre brûlée, s’effilochant
sur la mer, arrive jusqu’aux corsaires qui suivent le combat. Une douzaine de
bateaux plus petits, felouques et tartanes, ancrés dans les parages attendent
la suite des événements. Si l’ennemi parvient à briser la dure résistance qui
lui est opposée aux remparts, ces embarcations devront évacuer tout ce qu’elles
pourront de la population locale et les survivants des trois mille soldats
espagnols et anglais qui, s’accrochant obstinément au terrain, défendent la
ville.
— Les Français continuent d’attaquer la brèche,
commente Ricardo Maraña.
Le second, qui suit le combat à travers la longue-vue, passe
celle-ci à Pepe Lobo. Tous deux se trouvent à l’arrière, près de la barre du gouvernail.
Maraña, nu-tête, vêtu de noir comme toujours, s’essuie les commissures des
lèvres avec un mouchoir qu’il remet dans la manche gauche de sa veste sans même
le regarder. Un œil fermé et l’autre collé à l’oculaire, Pepe Lobo parcourt le
contour de la côte depuis le fort de Santa Catalina, presque aligné sur le
château des Gúzman, jusqu’aux remparts enveloppés de fumée et les faubourgs
extra-muros rasés par les bombardements. De l’autre côté, on distingue les
hauteurs d’où partent les attaques de l’ennemi, couvertes d’agaves et de
figuiers de Barbarie au milieu desquels jaillissent les éclairs rouges de son
artillerie.
— Les nôtres tiennent bon, dit Lobo.
Son lieutenant hausse froidement les épaules.
— J’espère qu’ils se conduisent en hommes. Je suis fatigué
de ces évacuations hâtives de dernière heure… De ces
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