Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
vient de hisser des pavillons.
— C’est notre numéro, dit-il. Disposez les hommes.
Maraña s’écarte du couronnement et se tourne vers
l’équipage.
— Silence, tout le monde !… Prêts pour la
manœuvre !
Encore des pavillons. Deux. À l’œil nu, sans longue-vue,
Lobo les distingue bien. Un blanc et rouge, suivi d’une flamme bleue. Nul
besoin de consulter le cahier des signaux secrets qu’il garde dans le tiroir de
l’habitacle, au-dessus du rouf. Ce message-là est facile : Faites voile
immédiatement.
— Allons-y, lieutenant.
Maraña acquiesce et traverse le pont à grandes enjambées en
donnant des ordres sous la longue bôme de la grand-voile, pendant que le
piétinement des pieds nus soudain en mouvement fait trembler le plancher. Le
maître d’équipage Brasero est descendu des haubans, donne des coups de sifflet
et place les hommes aux drisses et au guindeau dont les barres sont déjà
posées.
— Virez l’ancre ! crie le second. Envoyez le
foc !
Pepe Lobo s’écarte pour laisser la place à l’Écossais et à
l’autre timonier qui prennent la barre, et jette un coup d’œil précautionneux
par-dessus le couronnement vers les rochers qui sont à demi cachés par la mer à
moins d’une encablure de la poupe, face aux remparts de l’Île. Quand il reporte
son regard sur la proue, l’ancre est déjà à pic.
— Abattez sur bâbord, ordonne-t-il aux timoniers.
Le long beaupré du cotre s’écarte lentement de la terre en
prenant le vent, tandis que les hommes, juchés dessus, libèrent les rabans qui
serraient le foc et la trinquette. Un moment plus tard, la première voile
triangulaire monte à la pointe du beaupré, écoutes larguées avant d’être, du
pont, reprises et amarrées. Comme un pur-sang retenu par les rênes, la Culebra arrive légèrement, tandis que son gréement se tend en piaffant d’impatience,
prêt à bondir.
— Mollissez l’écoute de grand-voile !…
Larguez !
Les matelots libèrent les cargues de la voile, et celle-ci
se déploie dans les grincements du bois et des cordages, en claquant dans un
petit frais de nord nord-ouest. Lobo adresse un autre coup d’œil aux rochers de
l’Île, qui sont maintenant un peu plus proches. Puis il consulte rapidement
l’aiguille du compas et trace du regard la direction à suivre pour maintenir à
bonne distance les dangereuses basses des Cabezos, qui sont à quatre milles à
l’ouest nord-ouest, face à la tour de la Peña. L’immense toile de la
grand-voile que les hommes commencent à border prend le vent. L’ancre est à
présent arrimée près du bossoir, et le navire s’incline avec grâce sur tribord
pour glisser en beauté sur les eaux du mouillage abandonné.
— Envoyez la trinquette !… Bordez !
Un autre boulet perdu français – ou peut-être un tir
volontaire, en voyant le cotre appareiller – soulève une gerbe d’eau et
d’écume sur tribord, loin, pendant que les bateaux à l’ancre continuent de
canonner l’ennemi sur la côte. Avec toute la toile nécessaire déployée autour
de son mât unique, la Culebra navigue maintenant librement, au près,
fendant puissamment la faible houle d’une mer presque plate, laissant la terre
proche sous le vent. Jambes écartées pour compenser la gîte, les mains dans le
dos, Lobo contemple une dernière fois Tarifa, dont le rempart nord continue
d’être enveloppé de fumée et d’éclairs. Il ne se plaint pas de quitter les
lieux. Absolument pas.
— À Cadix ! commente Maraña.
Sa tâche sur le pont terminée pour l’instant, le second
revient près du capitaine, l’air blasé et indifférent. Les mains dans les
poches. Mais la manière dont il a prononcé ces mots ne passe pas inaperçue de
Lobo : elle coïncide avec les sourires qu’il remarque chez certains
matelots, y compris chez le maître d’équipage Brasero. Ils vont peut-être
pouvoir rester un jour ou deux au port et descendre à terre. Ce serait bien,
après trois semaines en mer, avec les hommes grognant à voix basse et sur un
plancher toujours mouvant. Ou les démarches des armateurs auront peut-être
abouti, et la Culebra ayant récupéré sa lettre de marque sera enfin
libérée de la corvée de courir dans tous les sens pour porter les messages de
la Marine royale.
— Oui, confirme Lobo, qui pense à Lolita Palma. À
Cadix.
*
Le nom de l’endroit – la rue du Silence –
ressemble à un pied de nez. On dirait que c’est la
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