Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
porte,
ajoute-t-il. Que personne n’entre : ni voisins, ni curieux, quand bien
même ce serait le roi Ferdinand en personne. Est-ce clair ? Alors,
exécution. Puis il respire profondément, réfléchit un moment, glisse deux
doigts dans le gousset de son gilet et remet une demi-once d’or à Cadalso en le
chargeant de se rendre chez le cordonnier et de la lui donner, après l’avoir
dûment chapitré. Pour sa collaboration et le dérangement.
— Dis-lui que s’il sait tenir sa langue et ne complique
pas l’enquête, il en aura une autre dans quelques jours.
Les deux hommes et l’adjoint disparaissent dans l’obscurité.
Resté seul, le commissaire fait le tour du corps de la fille, en se maintenant
à l’extérieur du demi-cercle de lumière du quinquet posé par terre. En
observant, avant de se rapprocher, chaque possibilité et chaque indice, en
proie à deux sentiments parallèles : la frustration et le dépit que lui
cause la délicate situation dans laquelle ce nouveau cadavre – dire
« inattendu » serait excessif, admet-il avec une honnêteté non dénuée
de perversité – le met devant ses supérieurs ; et la colère intime,
féroce, immense, qui le secoue face à l’évidence de l’erreur et de l’échec. La
certitude de sa défaite devant tout ce que peut avoir de mauvais, de cruel
jusqu’à l’obscénité, cette ville qu’il en vient à haïr de toute son âme.
Aucun doute, conclut-il, en s’approchant du cadavre. Il a
pris le quinquet par son anse en fil de fer et le lève pour éclairer la scène
de plus près. Personne ne pourrait imiter ça, même en s’appliquant. Les mains
attachées par-devant, sous le corps, et le bâillon sur la bouche. Le dos
dénudé, labouré d’entailles qui s’entrecroisent dans un labyrinthe de sang
coagulé et d’os de la colonne vertébrale mis à découvert. Et cette puanteur
caractéristique de chair déchiquetée et morte sous les coups d’un boucher, que
Tizón connaît bien et qu’il pense ne jamais pouvoir chasser de son odorat et de
sa mémoire, quel que soit le nombre des années à venir. La fille ne porte pas
de chaussures, et le commissaire les cherche inutilement, éclairant le sol sans
les trouver. Il n’aperçoit qu’un fichu de flanelle jeté près du trou dans le
mur. Les chaussures sont sûrement restées dans la rue, à l’endroit où elle a
été attrapée avant d’être traînée ici. Elle a pu être assommée par un coup, ou
rester consciente et se débattre jusqu’à la fin. Le bâillon et les mains
attachées peuvent conforter cette dernière hypothèse, mais ils n’ont peut-être
été qu’une précaution supplémentaire de l’assassin, au cas où le fouet la
ferait revenir à elle trop tôt. Puisse cela s’être passé ainsi, la fille
demeurant inconsciente jusqu’au bout ! Quinze ans, confirme-t-il en
approchant encore la lumière et en étudiant le visage aux yeux entrouverts et
vitreux, perdus dans le vide de la mort. Fouettée sans pitié, comme un animal, jusqu’à
la fin.
Le commissaire se redresse, lève la tête et observe le ciel
noir au-dessus de la cour du château. Des zones obscures de nuages masquent la
lune et la plupart des étoiles, mais quelques astres solitaires brillent avec
un clignotement glacé qui semble scruter de là-haut le froid de la nuit.
Rogelio Tizón plante un cigare dans sa bouche, sans l’allumer, et reste un
moment immobile, regardant en l’air. Puis, en s’éclairant avec le quinquet, il
se dirige vers l’ouverture dans le mur et remet la lumière aux hommes qui
montent la garde.
— Que l’un de vous cherche les chaussures de cette
malheureuse. Elles ne doivent pas être loin.
Le brigadier, étonné, vacille.
— Les souliers, monsieur le commissaire ?
— Oui, bordel ! Les souliers. Pas besoin de savoir
le chinois… Et magnez-vous le train !
Il sort dans la rue du Silence et regarde de tous côtés
avant de prendre à droite. Une lanterne municipale est allumée devant la Maison
Neuve, et sa lumière jaunâtre permet de distinguer, au bout de la rue des
Blancs, l’arc en ruine qui, s’appuyant au mur nord du château, communique avec
la rue San Juan de Dios. Tizón passe sous l’arc et observe le peu qu’il peut
apercevoir dans l’ombre. Au loin, sur sa gauche, d’autres lanternes publiques
sont allumées sur la place de la Mairie. La brise humide de la mer –
l’Atlantique est à quelques pas, à l’autre extrémité de la rue –
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