Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
l’avoir fait.
— Écoutez, commissaire. Ne vous faites pas trop
d’illusions sur moi. Ce dont vous avez besoin, c’est d’un homme de science…
Moi, je suis seulement quelqu’un qui lit. Un curieux, familiarisé avec un
certain nombre de choses. Je parle de mémoire et je commets sûrement des
erreurs. Cadix ne manque pas de gens qui…
— Répondez à ma question, s’il vous plaît.
Ce s’il vous plaît semble surprendre le professeur.
C’est peut-être la première fois qu’il entend ces mots dans la bouche de
Rogelio Tizón. Et d’ailleurs ce dernier ne se souvient pas non plus de les
avoir prononcés avec sincérité depuis des années. Ou même jamais.
— Cela n’a rien de fantaisiste, dit son interlocuteur.
Descartes soutenait que l’univers est constitué d’un ensemble continu de
vorticules qui se meuvent sous l’influence des objets qui se trouvent dedans…
Newton a réfuté par la suite cette conception avec son idée des forces qui
agissent à distance, à travers un vide ; mais il n’a pu la démontrer complètement,
peut-être parce qu’il était trop bon scientifique pour croire aveuglément à sa
propre théorie… Finalement, le mathématicien Euler, en tentant d’expliquer les
mouvements des planètes selon la physique de Newton, a réhabilité partiellement
Descartes sur ce terrain, en argumentant en faveur des vieux vorticules
cartésiens… Vous me suivez.
— Oui… Difficilement, quand même.
— Vous lisez le français, n’est-ce pas ?
— Je me défends.
— Il y a un livre que je peux vous prêter : Lettres
à une princesse d’Allemagne sur divers sujets de physique et de philosophie. Ce
sont les lettres d’Euler à la nièce de Frédéric le Grand, roi de Prusse, qui se
passionnait pour ces sujets. Il y détaille, sous une forme relativement
accessible à des gens comme nous, ce dont nous parlons… Vous voulez faire une
autre partie, commissaire ?
Il faut à Tizón un moment pour comprendre de quelle partie
parle le professeur, avant de se rendre compte que celui-ci désigne
l’échiquier.
— Non merci. Vous m’avez suffisamment étrillé pour
aujourd’hui.
— Comme vous voudrez.
Le policier regarde la ligne verticale qui monte de son
cigare. Puis il remue légèrement les doigts, et celle-ci se transforme en
douces spirales. Droites, courbes et paraboles, pense-t-il. Tire-bouchons
d’air, de fumée et de plomb, avec Cadix pour échiquier.
— Des lieux particuliers où des choses se produisent,
ou ne se produisent pas, dit-il à voix haute.
— C’est cela. – Barrull, qui range les pièces du
jeu, s’arrête brièvement pour le regarder. – Et qui agissent sur ce qui
est autour.
Un silence. Le bruit du buis et de l’ébène en se réunissant
dans la boîte. La rumeur des conversations proches, avec le son des boules
d’ivoire entrechoquées qui vient de la salle de billard.
— De toute manière, commissaire, je ne vous conseille
pas de prendre ça au pied de la lettre… Les théories sont une chose et la
réalité exacte en est une autre. Comme je l’ai dit, même les hommes de science
doutent de leurs propres conclusions.
Tizón étend de nouveau ses jambes sous la table. Comme
avant, il se carre sur sa chaise pour en appuyer le dossier contre le mur.
— Quand bien même il en serait ainsi, raisonne-t-il à
voix haute, c’est seulement la moitié du problème. Il resterait à établir
comment un assassin peut connaître ces points, ou vorticules, de l’atmosphère
terrestre, en anticipant le résultat de ce qui peut s’y produire… En
remplissant ce creux avec sa propre matière.
— Ce que vous me demandez, c’est si un assassin ou la
chute d’une bombe peuvent être considérés comme des phénomènes physiques de compensation,
aussi naturels que la pluie ou une tornade ?
— Ou cette chienne de condition humaine.
— Grand Dieu !
— Vous dites vous-même parfois que la nature a horreur
du vide.
Le professeur, qui a fini de ranger les pièces et ferme le
couvercle de la boîte, observe Tizón, passablement surpris. Puis il fait le
geste de s’éventer avec un chapeau.
— Bah… Ce n’est pas sain que des ignorants comme nous
s’aventurent dans ce genre de jardin, cher ami… Nous pénétrons trop avant dans
l’imaginaire, je le crains, en retournant au romanesque. Ça finit par frôler
l’absurdité.
— Il y a une base réelle.
— Ça non plus, ce n’est pas clair. Que la
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