Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
connais, dit-il. Vous la déployez ici. Et je doute que le mot imagination soit celui qui convient. C’est plutôt le contraire. Vous avez de bonnes
intuitions, quand vous jouez aux échecs. Vous savez voir. Non, vraiment, vous
n’êtes pas romanesque, quand vous êtes assis en face de moi. Vous n’êtes pas de
ces adversaires qui se complaisent à jouer des parties aussi jolies que
stupides et qui rendent tout facile à l’autre.
— C’est pour ça que j’aime jouer contre vous,
conclut-il. Vous vous laissez battre avec méthode.
Tizón allume un cigare, dont la fumée s’ajoute à celle qui
flotte, épaisse, alourdissant l’atmosphère de la cour sous la verrière qui
laisse entrer la lumière de l’après-midi et éclaire la balustrade du premier
étage. Après quoi, il promène autour de lui un regard soupçonneux pour détecter
des oreilles indiscrètes. Comme toujours, un bon nombre de clients occupent les
tables, les fauteuils et les chaises en bois et en osier réparties dans la
cour. Paco Celis, le patron, surveille tout depuis la porte de la cuisine, et
des serveurs en tablier blanc vont et viennent avec des cafetières, des pots de
chocolat et des carafes d’eau. Assis à une table voisine, un prêtre et trois
messieurs lisent les journaux en silence. Leur proximité n’inquiète pas le
policier : ce sont des membres de l’Académie espagnole qui ont quitté
Madrid pour se réfugier à Cadix. Il les connaît de vue, car ils sont des
habitués du café de la Poste. Le prêtre, don Joaquin Lorenzo Villanueva, est
également député aux Cortès pour Valence, actif partisan de la Constitution et,
malgré sa tonsure, proche des idées libérales. Un autre est don Diego
Clemencín : un quinquagénaire érudit qui, pour l’heure, gagne sa vie comme
rédacteur de la Gazeta de la Regencia.
— Il y a des lieux, insiste Tizón, sûr de lui.
Des endroits très particuliers.
Les yeux intelligents d’Hipólito Barrull l’étudient,
circonspects derrière les paupières à demi closes. Rapetissés par les verres de
lunettes.
— Des lieux, dites-vous.
— Oui.
— Bien. En réalité, ça n’a rien de si insensé.
Il y a une base scientifique, explique le professeur.
D’illustres chercheurs ont évoqué parfois quelque chose de semblable. Le
problème est que l’étude du climat et des météores en est encore aux
balbutiements, comparée à la dioptrique ou à l’astronomie. Mais il est
indiscutable qu’il se produit des phénomènes atmosphériques en des lieux bien
précis. La chaleur du soleil, par exemple, agit sur la surface de la terre et
l’air qui l’entoure, et ces variations de température peuvent influer sur
beaucoup de choses, y compris la formation d’orages en des points déterminés.
— L’exemple des orages me semble bien choisi,
ajoute-t-il. Une série de conditions, température, vents, pression
atmosphérique, se conjuguent pour créer une situation précise à un moment
concret. Cela donne naissance à la pluie, à l’éclair…
Dans son énumération, Barrull a posé un doigt – à
l’ongle terni par la nicotine – sur différentes cases de l’échiquier qui
est devant lui. Rogelio Tizón écoute avec attention. Il écarte son dos du mur
et regarde autour d’eux les gens qui occupent le café. Puis il baisse la voix.
— Vous êtes en train de me dire que cela peut aussi
faire que quelqu’un assassine ou qu’une bombe tombe ?… Ou les deux choses
à la fois ?
— Je n’affirme rien. Mais ce serait possible. Tout ce
contre quoi l’on ne peut apporter de preuve est possible. La science moderne
nous surprend tous les jours par de nouvelles découvertes. Nous ne savons pas
où sont les limites.
Il arque les sourcils, éludant toute responsabilité
personnelle. Puis il approche la main de la fumée qui monte en ligne droite de
la braise du cigare que Tizón tient entre ses doigts, fait un mouvement pour
l’éventer et attend que les volutes et les spirales reviennent à leur ascension
rectiligne. Le vent, par exemple, ajoute-t-il. De l’air en mouvement. Le
commissaire en a parlé, ou de ses variations dans des points concrets de la
ville. Des études récentes sur les vents et les brises permettent de
soupçonner, par exemple, que la brise diurne opère un tour complet dans le sens
des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère Nord, et dans le sens contraire
dans l’hémisphère Sud. Cela permettrait d’établir une relation
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