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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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me
font mal dans tous les os que je me suis cassés ou qu’on m’a cassés. Et il peut
suffire d’une tempête, de l’inattention d’un second ou d’un timonier, d’un
instant de malchance, pour que je perde tout d’un seul coup. Sans compter la
possibilité de…
    Il se tait. Il en reste là. Il pense à la mutilation et à la
mort, mais il ne souhaite pas aller plus loin. Il ne veut pas parler de ça. Des
vraies peurs. En fait, il se demande pourquoi il a dit tout cela. Ce qu’il veut
justifier devant cette femme. Ou ce qu’il prétend démonter. Détruire, quoi
qu’il lui en coûte. C’est peut-être le désir de se tourner vers elle, de tout
envoyer au diable et de la serrer très fort dans ses bras.
    La sentinelle est revenue dans sa guérite où l’on voit
soudain briller la lueur du cigare quelle allume. Le phare lointain éclaire par
intervalles le rempart de Santa Catalina en forme de demi-étoile, découvrant
également la langue rocheuse qui pénètre dans la mer et le canot de garde qui
passe lentement en surveillant les canonnières. Lolita Palma regarde dans cette
direction.
    — Pourquoi avez-vous fait ça à Lorenzo Virués ?
    C’est peut-être la mention des os cassés qui lui a rappelé
l’incident. Pepe Lobo la dévisage durement.
    — Je ne lui ai rien fait qu’il n’ait lui-même cherché.
    — On m’a rapporté que vous ne vous êtes pas conduit…
    — En homme d’honneur ?
    Le corsaire a ri en prononçant ces mots. Elle reste un
moment silencieuse.
    — Vous saviez qu’il était mon ami, dit-elle enfin. Et
un ami de ma famille.
    — Et lui savait que je suis capitaine d’un navire qui
vous appartient. Les deux choses se valent.
    — L’affaire de Gibraltar…
    — Au diable Gibraltar. Vous ne savez rien de ce qui
s’est vraiment passé. Vous n’avez pas le droit…
    Une très brève pause. Puis elle parle dans un quasi-murmure,
à voix très basse :
    — Vous avez raison. Mon Dieu, comme vous avez
raison !
    La réflexion surprend Pepe Lobo. La femme est immobile, son
profil obstiné tourné vers la mer et la nuit. La sentinelle, qui, sans doute,
les voit de sa guérite, se met à chanter une copia. Il le fait sur un
ton neutre, sans joie ni peine. Une plainte obscure, gutturale, qui semble
venir de très loin dans le temps. Lobo comprend mal les paroles.
    — Je crois que nous devrions partir, suggère le
corsaire.
    Elle fait non de la tête. Presque douce, comme tout à
l’heure.
    — Ce n’est Carnaval qu’une fois par an, capitaine Lobo.
    Elle paraîtrait soudain jeune et fragile s’il n’y avait son
regard qui, en aucun moment, ne vacille ni ne s’écarte des yeux du marin
lorsque celui-ci se penche sur elle et l’embrasse sur la bouche, très lentement
et sans violence, comme s’il lui laissait la possibilité de lui soustraire son
visage. Mais elle ne le lui soustrait pas, et Pepe Lobo sent la douceur
délicieuse des lèvres entrouvertes et le tremblement subit de son corps,
abandonné et ferme à la fois, quand il l’entoure de ses bras et la serre contre
lui. Ils restent ainsi tous deux quelques instants, elle couverte de son domino
dont le capuchon est tombé dans son dos, prise dans l’étreinte de l’homme,
muette et très calme, sans fermer les yeux ni cesser de le fixer. Puis elle recule
et passe une main sur sa figure, très doucement, ni pour le repousser, ni pour
l’attirer. Elle la maintient ainsi, paume ouverte et doigts tendus touchant le
visage et les yeux de l’homme, comme une aveugle qui voudrait retenir ses
traits dans sa main. Et quand finalement elle la retire, elle le fait avec
lenteur. Comme si chaque pouce de distance interposé entre sa main et la peau
du corsaire la faisait souffrir.
    — Il est l’heure de rentrer, dit-elle, sereine.
     
    *
     
    Simon Desfosseux dort mal. Il a passé du temps à veiller
avant de se coucher, pour faire des calculs destinés au dessin d’une nouvelle
espolette à combustion lente à laquelle il travaille – sans beaucoup de
succès – depuis des semaines, et aussi pour réfléchir au dernier message
reçu de l’autre côté de la baie : une communication du commissaire de
police espagnol lui proposant un nouveau secteur de la partie orientale de
Cadix où diriger certains tirs à des jours et des heures précis. Maintenant,
les yeux ouverts dans l’obscurité de sa baraque, l’artilleur a la sensation que
quelque chose ne va pas comme il faudrait. Pendant son sommeil

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