Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
tout. La perspective d’une attaque contre ses précieux
obusiers Villantroys-Ruty, rejoints depuis quelques jours par d’autres pièces
fondues à Séville dans lesquelles l’artilleur place de solides
espérances – la troupe les a baptisées Lulu et Henriette –, le met
hors de lui, à la seule idée que les manolos pourraient poser leurs sales
pattes sur leur bronze immaculé. Voilà pourquoi, à la tête d’une demi-douzaine
d’hommes, sabre levé en prévision d’une mauvaise rencontre, le capitaine court
vers la position attaquée, véritable chaos d’éclairs, de cris et de coups. On y
combat au corps à corps dans une énorme confusion. À la lumière de nouvelles
flammes s’élevant au-dessus des baraques, Desfosseux reconnaît le lieutenant
Bertoldi en chemise, qui lutte à coups de crosse avec une carabine qu’il tient
par le canon.
Tout près – trop près, pense l’artilleur
épouvanté – éclatent des cris en espagnol. Vámonos, semble-t-il
entendre. Vámonos. Allons-y. Un petit groupe d’ombres tapies jusque-là
dans la pénombre se détachent soudain et courent à la rencontre de Simon
Desfosseux. Celui-ci n’a pas le temps d’établir si ce sont des ennemis qui
attaquent ou qui battent en retraite ; la seule chose certaine est qu’ils
viennent sur lui et, quand ils sont à quatre ou cinq pas, de brefs éclairs
brillent et plusieurs balles passent en bourdonnant près du capitaine. Celui-ci
voit approcher, rougi par les lueurs de l’incendie, le métal nu de baïonnettes
ou de navajas. Avec une intense sensation de panique à la vue de tout ce qui
lui tombe dessus, Desfosseux lève le pistolet – un lourd modèle an IX
à grosse crosse – et tire dans le tas, sans viser, puis donne des coups de
sabre en tous sens, dans l’espoir de tenir ses agresseurs à distance. La lame
de son sabre manque d’atteindre quelqu’un, qui passe tout près de lui, tête
baissée. Avant de s’éloigner dans le noir, l’homme lance un rapide coup de
navaja qui ne fait que frôler la chemise de nuit du capitaine.
*
Il n’est pas facile de fuir ainsi en aveugle, le couteau
ouvert dans une main et le fusil déchargé dans l’autre. Le long Charleville
français gêne beaucoup Felipe Mojarra dans sa course pour s’éloigner de la
batterie, mais le saunier met un point d’honneur à ne pas le jeter. Un homme
qui se respecte ne revient jamais sans son arme, et il n’a jamais abandonné la
sienne, même dans les pires circonstances. Par les temps qui courent, les
fusils ne sont pas légion. Pour le reste, l’attaque de la Cabezuela a été un
désastre. Certains de ses camarades qui courent à côté de lui dans l’obscurité
pour tenter de regagner la plage et les embarcations qui doivent les y
attendre – fasse le Ciel quelles ne soient pas reparties, pense le saunier
avec angoisse – crient à la trahison, comme d’habitude quand les choses
tournent mal et que l’incompétence des chefs, le manque d’organisation et
l’absence de scrupule conduisent les hommes au massacre. Tout a marché de
travers depuis le début. L’attaque, prévue pour quatre heures du matin, devait
être menée par quatorze sapeurs anglais conduits par un lieutenant et un
détachement de vingt-cinq chasseurs des Salines, appuyés par quatre chaloupes
canonnières de la base de Punta Cantera et une demi-compagnie de chasseurs des
Gardes espagnoles chargés de protéger, de la plage, l’assaut et le rembarquement
de cette force. Mais à l’heure prévue, les chasseurs ne s’étaient toujours pas
présentés, et les embarcations qui attendaient dans l’obscurité de la baie,
devant la Cabezuela, leurs rames emmaillotées dans des chiffons pour atténuer
le clapotis, couraient le danger d’être découvertes. Placé devant le dilemme de
continuer à attendre ou se retirer, le lieutenant des rougets a décidé de
passer immédiatement à l’action. Gou ahed, l’a entendu dire Mojarra. Ou
quelque chose qui ressemblait à ça. Quelqu’un a murmuré qu’il ne voulait
surtout pas perdre son petit bout de gloire. Le débarquement dans le noir, sans
lune, a bien commencé, les chasseurs des Salines se sont dispersés en silence
sur la plage et les premières sentinelles françaises ont été égorgées à leurs
postes sans avoir eu le temps de dire ouf ; mais ensuite les choses se
sont compliquées, sans que l’on sache exactement pourquoi – un coup de feu
isolé, puis un autre, et,
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