Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
risques, échecs et succès qui maintiennent vivantes cette
ville et sa mémoire atlantique et méditerranéenne, à la fois classique et moderne,
raisonnablement cultivée, raisonnablement libérale, raisonnablement héroïque.
Raisonnablement inquiète, aussi, moins du fait de la guerre – une affaire
comme les autres, après tout – que pour l’avenir. Et pendant que les dames
parlent d’enfants, nounous et domestiques, de patrons de robes cousues par
leurs modistes de la rue Juan de Andas, des nouveautés arrivées d’Angleterre
dans les boutiques élégantes de San Antonio, de la rue Cobos et de la Calle
Ancha, des rideaux de lit et des courtepointes en fibres de coco blanc –
la dernière mode pour la décoration des alcôves – et du drapeau que brode
la Société patriotique des dames pour l’offrir aux artilleurs de Puntales, les
maris commentent l’arrivée de tel ou tel navire, la mauvaise situation financière
d’une connaissance, les désagréments, incertitudes et espérances que génèrent
pour leurs affaires l’occupation française et la perfide insurrection qui n’en
finit pas de s’étendre dans les colonies américaines, cyniquement encouragée
par ces mêmes Anglais qui, à Cadix, à travers leur ambassadeur, sabotent depuis
des mois les progrès constitutionnels et favorisent le parti absolutiste des
serviles.
— Il faudrait expédier plus de troupes de l’autre côté
de l’océan pour réprimer cette trahison, dit quelqu’un.
— Cette obscène barbarie, renchérit un autre.
— L’ennui, c’est que, comme d’habitude, ils feront ça
sur notre dos. Avec notre argent.
Un troisième invité intervient, sarcastique :
— Et avec lequel, sinon ?… Il n’y a pas d’autre
gâteau où planter les dents, en Espagne.
— Ils n’ont aucun scrupule. Entre la Régence, la Junte
et les Cortès, ils nous saignent comme des gorets.
Don Emilio Sánchez Guinea – sobre frac gris sombre,
culottes avec bas de soie noire – a pris Lolita en aparté à l’extrémité
d’une table proche de la fenêtre ouverte sur l’étendue de la baie. Eux aussi
commentent la mauvaise situation financière. Après avoir contribué l’an passé à
l’effort de guerre pour un million de pesos, Cadix s’est vu forcé de participer
à de nouveaux emprunts, comme celui de six millions et demi de réaux qui a
récemment financé les expéditions militaires inutiles de Carthagène et
d’Alicante. Maintenant, la rumeur court – et, en matière d’impôts, les
rumeurs se révèlent toujours exactes – qu’on prétend lever une nouvelle
contribution directe sur les fortunes, fondée sur la publication de la liste de
celles-ci. Et Sánchez Guinea est indigné. Pour lui, livrer ces détails sera
aussi préjudiciable à ceux qui mènent bien leurs affaires qu’à ceux qui les
mènent mal : les premiers parce qu’ils se verront encore plus
pressurés ; les seconds parce que le commerce repose sur la bonne
réputation de l’entreprise, et rendre publique la mauvaise situation de
certaines maisons ne les aidera pas à conserver leur crédit. Dans tous les cas,
il est délicat de calculer les richesses en une période de stagnation des
importations coloniales et de pénurie des capitaux.
— C’est une folie, conclut le vieux négociant,
d’imposer la contribution directe dans une ville commerçante comme celle-ci, où
la seule unité de mesure sérieuse est la réputation de chacun… Personne ne
pourra calculer cette contribution sans mettre le nez dans nos livres de
comptabilité. Et c’est un abus.
— Vous pouvez être sûr que mes livres, ils ne les
verront pas, dit Lolita, résolue.
Elle réfléchit. Sombre. Ses lèvres serrées ne formant plus
qu’une mince ligne.
— Je veillerai à m’en arranger, ajoute-t-elle.
Sa mantille est maintenant sur ses épaules, découvrant ses
cheveux rassemblés sur la nuque et retenus par un peigne en écaille. À portée
de ses mains qui émiettent sur la table un gâteau aux amandes sont posés
l’éventail fermé, un porte-monnaie de velours et un verre de lait à la
cannelle.
— On prétend que tu as des problèmes, dit Sánchez
Guinea en baissant la voix.
— Que moi aussi j’en ai, voulez-vous dire.
— Évidemment. Comme moi-même, comme mon fils… Comme
tout le monde.
Lolita acquiesce sans rien ajouter. À l’instar de nombreux
commerçants gaditans, sa créance sur le Trésor public est de cinq millions
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