Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
depuis que la voile ennemie est apparue
derrière la pointe de Rota.
— On vire, ou on prolonge le bord ? interroge
Maraña en repliant la longue-vue.
— Continuons encore un peu comme ça. Le mistic n’est
pas un problème.
Le second acquiesce, rend la lorgnette à Lobo et se tourne,
lui aussi, pour jeter un coup d’œil sur la goélette qui navigue au vent,
conservant la distance convenue et manœuvrant avec célérité à chaque signal
envoyé du cotre. Maraña sait, comme son commandant, que le corsaire ennemi n’a
pas la force suffisante pour livrer un combat en règle, car la disproportion
entre ses trois canons et les huit de la Culebra transformerait toute
tentative en suicide. Mais, en mer, rien n’est jamais acquis jusqu’au dernier
instant ; et le corsaire français, audacieux comme l’exige son métier,
fait exactement ce qu’ils feraient eux-mêmes en pareille situation : il se
rapproche autant qu’il le peut, guettant la proie possible comme un prédateur
prudent, au cas où un coup de chance – un changement de vent, une manœuvre
manquée, le feu de Santa Catalina qui démâterait le cotre – le pousserait
dans sa gueule.
— Nous ne passerons pas les Cochinos et le Fraile sans
virer, constate Maraña. Il faudrait se rapprocher beaucoup trop de Rota.
Il a parlé avec sa froideur habituelle, comme s’il
contemplait la manœuvre depuis la terre. C’est un simple commentaire objectif,
sans intention d’influer sur les décisions de son commandant. Pepe Lobo regarde
en direction de la pointe ennemie derrière laquelle apparaît le village. Puis
il se tourne de l’autre côté, vers Cadix, blanc et allongé dans l’enceinte de
ses formidables remparts. Avec un coup d’œil à la mer et à la flamme qui
ondule, tendue, en haut du mât unique du cotre, il calcule la force et la
direction du vent, la vitesse, le cap et la distance. Pour entrer dans la baie
en évitant les écueils qui gardent ses abords, ils devront tirer encore un bord
vers Cadix, un autre du côté de Rota, et encore un vers la ville. Cela signifie
se rapprocher deux fois des batteries françaises, ce qui ne lui permet pas le
droit à l’erreur. En tout cas, le mieux serait de tenir le mistic en respect en
lui donnant à réfléchir. On n’est jamais assez prudent.
— Soyez prêt pour la manœuvre, lieutenant.
Maraña se tourne vers le maître d’équipage Brasero, qui
s’appuie toujours sur le guindeau.
— Bosco !… Préparez-vous à virer vent
devant !
Pendant que Brasero fait volte-face et parcourt le pont
incliné par la gîte, en disposant les hommes, Pepe Lobo informe le second de
ses intentions.
— Nous allons expédier une bordée au mistic, pour le
maintenir à distance respectueuse… Nous le ferons à demi-manœuvre, juste avant
de changer de bord.
— Un seul tir par pièce ?
— Oui. Je ne crois pas qu’une bordée suffira à le
démâter, mais je veux lui flanquer la peur de sa vie… Vous vous chargez du
premier coup ?
C’est à peine si le second esquisse un sourire. Fidèle à son
personnage, Ricardo Maraña regarde la mer comme si, distrait, il pensait à
autre chose ; mais Lobo sait qu’il combine mentalement les conditions de
tir et la portée des canons. Se réjouissant à l’avance.
— Comptez là-dessus, commandant.
— Alors au travail. Nous virons dans cinq minutes.
Pepe Lobo déploie la lorgnette en tentant d’adapter le
cercle de vision au mouvement du pont, et il étudie de nouveau le corsaire
ennemi. Celui-ci a légèrement modifié son cap, remontant d’un quart au vent.
Les voiles latines lui permettent encore de serrer un peu plus le vent pour
s’approcher de la route que le cotre et la goélette devront suivre lors des
bords suivants. Dans l’oculaire de la longue-vue, Lobo distingue bien ses deux
canons, un sur chaque bord, et le long canon de chasse à l’avant, sortant d’un
sabord situé à bâbord du beaupré. Une pièce de 6 livres, peut-être. Ou
même de 8. Ça ne représente pas une trop grande menace, mais on ne sait jamais.
Comme l’affirme un proverbe qu’il a lui-même inventé, en mer il n’y a jamais de
précautions superflues : un ris de plus est un mauvais moment de moins.
— Pare-à-virer !
Pendant que les hommes à la manœuvre finissent de préparer
bras et écoutes, Lobo va à l’arrière en passant près des artilleurs penchés sur
les canons sous les ordres du second.
— Ne me faites pas honte,
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