Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
de
réaux, dont elle n’a recouvré que le dixième : soit vingt-cinq mille
pesos. Si cette dette perdure, son non-remboursement peut la conduire à la
faillite. Ou en tout cas à la suspension de paiement.
— Je sais de bonne source, ma fille, que le
gouvernement a tiré des traites sur Londres et disposé de l’argent
correspondant à sa guise ; sans régler un peso à ses créanciers… Il a agi
de même avec les fonds arrivés de Lima et de La Havane.
— Je n’en suis pas surprise. C’est pour ça que vous me
voyez inquiète… Au premier coup dur sérieux, je me trouverai sans liquidités
pour faire front.
Sánchez Guinea hoche la tête d’un air découragé. Lolita le
trouve, lui aussi, fatigué, et même le baptême de son petit-fils ne semble pas
le réconforter. Trop de contrariétés et d’inquiétudes minent la sérénité de
celui qui fut l’ami intime et l’associé de son père. C’est la fin d’une époque,
l’entend-elle dire fréquemment. Mon Cadix disparaît, et je m’éteins avec lui.
Je ne vous envie pas, vous les jeunes. Vous qui serez ici dans quinze ou vingt
ans. Il parle de plus en plus de se retirer et de tout laisser à Miguel.
— Et quelles nouvelles de notre corsaire ?
Le vieux visage s’anime en posant la question, comme si un
souffle d’air marin venait aérer ses pensées. Il sourit même un peu. Lolita
approche une main du verre, mais ne le prend pas.
— Elles ne sont pas mauvaises. – Elle reporte un
instant son regard sur la baie, au-delà de la fenêtre. – Mais le tribunal
des prises ne se presse pas. Entre Gibraltar, Tarifa et Cadix, tout va très
lentement… Vous savez aussi bien que moi que la Culebra est une aide,
mais pas une solution. Et puis, il y a de moins en moins de bateaux français ou
de l’usurpateur pour prendre des risques… Il faudrait qu’il aille au-delà du
cap de Gata. Il ferait de meilleures prises.
Le négociant acquiesce, amusé. Sans doute se souvient-il des
réticences initiales de Lolita à s’impliquer dans des affaires de course.
— Tu as fini par prendre la chose au sérieux, ma fille.
— Comment faire autrement ? – Elle sourit à son
tour, ironique envers elle-même. – Les temps sont durs.
— Eh bien, nous allons peut-être le voir revenir de
chasse. On a signalé ce matin un cotre de ce côté de Torregorda, naviguant de
conserve avec un autre bateau… Il pourrait bien s’agir de notre capitaine Lobo
avec une prise.
Lolita ne cille pas. Elle aussi est au courant des
informations de la tour de vigie.
— En tout cas, conclut-elle, nous devons faire en sorte
qu’il reparte immédiatement.
— Vers le Levant, as-tu dit.
— C’est ça. Avec la chute d’Alicante, le trafic
français va y augmenter. Et il peut utiliser Carthagène comme port d’attache.
— Ce n’est pas une mauvaise idée… Elle est même
excellente.
Ils restent tous deux silencieux. Maintenant, c’est Sánchez
Guinea qui regarde par la fenêtre, songeur, puis se tourne vers la salle
animée. Autour d’eux, ce ne sont que rumeurs de conversations, bavardages de
dames, rires et cris contenus d’enfants bien élevés. La fête suit son cours,
étrangère à l’inexorable : à la réalité du monde qui s’écroule au-dehors
et aux détonations des canons français qui arrivent à peine jusqu’ici, de temps
en temps. Miguel Sánchez Guinea, qui s’occupe des invités et a vu son père et
Lolita Palma converser à l’écart, s’approche de leur table en souriant, un
cigare dans une main et un verre de liqueur dans l’autre. Mais le père l’arrête
d’un geste. Obéissant, Miguel salue en levant son verre et fait demi-tour.
— Quelles nouvelles du Marco Bruto ?
Don Emilio a de nouveau baissé la voix. Son ton est
affectueux, très attentionné. Extrêmement confidentiel. La question assombrit
le visage de l’héritière des Palma. Le nom de cet autre navire l’empêche de
dormir depuis longtemps.
— Toujours aucune. Il est en retard… Il devrait être
parti de La Havane le 15 du mois dernier.
— Tu ne sais pas où il est ?
— Pas encore. Mais je l’attends d’un jour à l’autre.
Cette fois, le silence est long et significatif. Tous deux
commerçants expérimentés, ils savent comment on peut perdre un navire :
les hasards de la mer, les corsaires français. La malchance. Il y a des bateaux
qui sauvent ou ruinent leurs affréteurs en un seul voyage. Le Marco Bruto, qui
reste le
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