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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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ville ; mais
personne n’y accorde vraiment crédit. Cadix se sent invulnérable derrière ses
remparts. Le véritable fait du jour, celui qui suscite beaucoup plus l’intérêt
des deux sexes, c’est la pièce que certaines des personnes présentes ont vu
jouer hier au théâtre de la rue de la Neuvaine. C’était la première
représentation de Ce que peut un emploi, divertissement comique sans
grandes prétentions mais non dénué d’esprit, tout juste sorti de la plume de
Paco Martínez de la Rosa et très attendu, car truffé d’allusions aux serviles
antilibéraux qui, en échange de prébendes et de postes lucratifs, embrassent
aujourd’hui avec un enthousiasme suspect les idées constitutionnelles. Lolita y
a assisté dans sa loge en compagnie de Curra Vilches et de son mari, du cousin
Toño et de Jorge Fernández Cuchillero. La salle n’était pas comble, mais les
amis communs et ceux qui partagent les opinions politiques de l’auteur étaient
présents et occupaient les fauteuils d’orchestre : Argüelles, Pepín Queipo
de Llano, Quintana, Mexía Lequerica, Antoñete Alcalá Galiano et les autres. Les
femmes étaient nombreuses. On a applaudi à beaucoup de situations amusantes de
la pièce ; mais le moment culminant a été quand, en plein milieu de la
représentation, une bombe française est passée en frôlant le toit du théâtre
pour tomber à proximité. S’en est suivi un beau tumulte, et certains
spectateurs épouvantés ont pris la fuite ; mais d’autres, debout, ont
exigé que la représentation continue ; et les acteurs ont poursuivi, avec
beaucoup de sang-froid, sous de longs applaudissements. Lolita Palma est de
ceux qui sont restés jusqu’à la fin.
    — Et tu n’as pas eu peur ? s’intéresse Miguel
Sánchez Guinea. Curra avoue qu’elle est partie en courant avec son mari.
    — Comme un boulet de canon, confirme l’intéressée.
    Lolita éclate de rire.
    — J’ai failli partir avec elle… Je suis même sortie de
la loge. Mais en voyant que Fernández Cuchillero, Toño et les autres ne
bougeaient pas, je suis restée plantée là comme une idiote. Pourtant, je me
disais : Encore une bombe comme celle-là, et je suis morte… Heureusement,
il n’y en a pas eu d’autre.
    — Et la pièce est bonne ?
    — Un peu forcée, mais elle est amusante et se laisse
voir. Le personnage de don Melitón est très drôle… Je n’ai rien à vous
apprendre sur l’humour de Paco de la Rosa.
    — Et sa plume, ajoute Curra Vilches pour faire bon
poids.
    — N’exagère pas, langue de vipère… Ceux qui sont restés
ont beaucoup applaudi.
    — Pardi ! Ils sont tous de son bord.
    Le banquet est servi à l’Auberge Anglaise, sur la place des
Puits à Neige, près du café des Chaînes : propriété d’un Britannique
installé à Cadix, avec un personnel de la même nation, c’est un des
établissements les plus élégants de la ville. En arrivant, les convives
s’installent dans la salle à manger du haut, grande et spacieuse, avec vue sur
la baie et sur la maison toute proche du malheureux général Solano, encore
ruinée par le pillage et l’incendie d’il y a trois ans. Pour les dames et les
enfants, sur de grands plateaux mexicains en argent empruntés à la vaisselle
particulière des Sánchez Guinea, s’empilent biscuits de Majorque, calissons,
gâteaux de Savoie et tartes à la crème, accompagnés de citronnades, orangeades,
chocolat au lait à la française, thé à l’anglaise, et lait avec citron et
cannelle à l’espagnole. Les messieurs disposent en plus de café, liqueurs et
boîtes de cigares fraîchement ouvertes. En peu de temps, l’étage regorge d’amis
et de parents en effervescence qui fêtent le baptisé et sa famille dans la
rumeur des conversations et la fumée des cigares. Sur les tables, on voit des
bourses en satin et mailles d’argent, des éventails à manche de nacre, des
étuis à cigares en cuir fin. Tout le gratin du commerce local est là pour
célébrer la perpétuation de la lignée d’un des siens. Ils se connaissent depuis
toujours, ils partagent depuis des générations baptêmes, communions, mariages
et enterrements. La grande bourgeoisie commerciale au complet s’est donné
rendez-vous, convaincue d’être le sang authentique de la ville, le muscle
puissant de son travail et de sa richesse. La douzaine de familles qui
remplissent l’étage de l’Auberge Anglaise représente le vrai Cadix :
argent et affaires,

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