Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
le vent passe d’un côté à l’autre. Sous le mât, les hommes
commandés par Brasero brassent furieusement le hunier pour serrer celui-ci dans
la nouvelle direction.
— Bordez les écoutes ! Là !… La barre au
vent !
Naviguant désormais bâbord amure, s’ajustant à son nouveau
cap, la Culebra fend puissamment la houle, parallèlement et à une
encablure de la goélette qui taille également sa route un peu devant elle,
sauve, les deux brigantines et le foc tendus. Ricardo Maraña est déjà de retour
à l’arrière, les mains dans les poches de son étroite veste noire, avec son
habituelle expression désabusée, comme s’il revenait d’une ennuyeuse promenade
à la plage. Pepe Lobo déplie la longue-vue et la dirige vers le mistic ennemi.
Celui-ci reste en arrière, dans le travers du vent, à mi-manœuvre. Avec une
déchirure dans la trinquette que le vent de nord-est agrandit avant d’arracher
la toile sur toute sa longueur.
— Qu’il aille se faire voir, commente Maraña,
indifférent.
*
La partie est terminée depuis un quart d’heure, mais les
pièces sont toujours sur les dernières cases qu’elles ont occupées : un
roi blanc acculé par une tour et un cavalier noir, et un pion blanc isolé à
l’autre bout du champ de bataille, un coup seulement avant d’aller à dame. De
temps en temps, Rogelio Tizón jette un regard sur l’échiquier. Il lui arrive
parfois de se sentir dans la même situation : acculé parmi des cases
désertes où se déplacent des pièces invisibles.
— Peut-être qu’un jour, dans l’avenir, la science
permettra d’établir ces choses-là, dit Hipólito Barrull. Mais pour le moment,
c’est difficile. Pratiquement impossible.
Au milieu des pièces prises se trouvent un cendrier sale, un
pot à café vide et deux tasses au fond desquelles stagne un peu de marc. Il est
tard, et autour des deux joueurs le café de la Poste est désert. Le silence est
inhabituel. Presque toutes les lumières de la cour sont éteintes, et depuis
longtemps déjà les serveurs ont posé les chaises sur les tables, vidé les
crachoirs en cuivre, balayé et lavé par terre. Seul le coin de Barrull et du
commissaire reste en marge, éclairé par une lampe qui pend du plafond, mèches
presque consumées. Le maître des lieux apparaît de temps à autre pour vérifier
qu’ils sont toujours là ; mais il ne les dérange pas et se retire
discrètement. Si quelqu’un a le droit d’enfreindre les ordonnances municipales
sur les horaires des établissements publics, c’est bien le commissaire aux
Quartiers, Vagabonds et Étrangers de passage – réputé, de plus, pour son
mauvais caractère –, et en un tel cas il n’y a rien à dire. Charbonnier
est maître chez soi.
— Trois pièges, professeur. Avec trois appâts
différents… Et rien, jusqu’aujourd’hui.
Barrull nettoie ses lunettes avec un mouchoir taché par ses
éternuements de tabac à priser.
— Il n’a pas non plus recommencé, à ce que je sais.
Peut-être la peur de s’être vu surpris… Il se pourrait qu’il arrête de tuer.
— J’en doute. Quelqu’un qui va aussi loin ne renonce
pas pour si peu. Je suis sûr qu’il reste aux aguets, attendant l’occasion
propice.
Le professeur a rajusté ses lunettes. Sur son menton
pointent des poils gris de la barbe rasée le matin.
— Je suis encore stupéfait de cette histoire du militaire
français. Obtenir qu’il collabore… Eh bien… Vraiment stupéfiant. En tout cas,
je vous suis reconnaissant de me l’avoir racontée. C’est une preuve de
confiance.
— J’ai besoin de lui, professeur. Comme de vous. –
Tizón a pris un cavalier noir sur la table et le fait tourner entre ses
doigts. – L’un et l’autre, vous compensez ce que je n’ai pas. Vous m’aidez
à arriver là où je ne peux le faire seul. Vous avec vos connaissances et votre
intelligence, et lui avec ses bombes.
— Incroyable. Si ça se savait…
Le policier rit, dents serrées, sûr de lui. Affichant son
mépris pour la capacité de savoir des gens.
— Ça ne se saura pas.
— Et cet officier français continue de
collaborer ?
— Pour le moment.
— Comment diable avez-vous fait pour le
convaincre ?
Tizón le contemple du haut de toute son expérience
policière.
— Grâce à la sympathie que j’inspire naturellement.
Il a reposé la pièce en ébène sur la table avec les autres.
Barrull regarde Tizón avec intérêt.
— Ce
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