Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
qu’il vous a dit sur Laplace et la théorie des
probabilités est exact, confirme-t-il enfin. Un autre mathématicien du nom de
Condorcet s’est également occupé de ce problème.
— J’ignore qui il est.
— Peu importe. Il a publié un livre, que je ne puis
cette fois vous prêter car je ne le possède pas, intitulé Réflexions sur la
méthode de déterminer la probabilité des événements futurs… En français,
bien entendu. Il y traite de questions telles que, par exemple, celle-ci :
si un fait s’est produit un nombre déterminé de fois dans le passé et d’autres
fois ne s’est pas produit, quelles sont les probabilités qu’il se produise de
nouveau ou qu’il ne se produise plus ?
Le commissaire, qui vient de sortir son étui en cuir, se
penche, d’un air presque confidentiel, un cigare à la main.
— « Les effets de la Nature sont constants »,
dit-il ou plutôt récite-t-il, « quand ces effets sont considérés en
nombre »… C’est bien ça, professeur ?
— Bravo. – Le sourire chevalin et jaune trahit
l’admiration. – Vous êtes un diamant à l’état brut, commissaire.
Tizón, qui s’est carré sur sa chaise, sourit aussi.
— À force d’essayer, même les idiots apprennent. Ou
nous apprenons… Croyez-vous que je puisse trouver ce livre à Cadix ?
— Je peux vous le chercher, mais c’est difficile. Je
l’ai lu il y a des années chez un ami de Madrid… De toute manière, parler de
probabilités est une chose et parler de certitudes en est une autre. La
distance entre les deux est grande. Et risquée si, pour la franchir, on fait
appel à l’imagination et non à l’entendement.
D’un geste, il refuse l’étui que lui tend Tizón et sort sa
tabatière d’une poche de son gilet.
— En tout cas, poursuit-il, je comprends votre avidité.
Bien que je ne sois pas sûr que toute cette théorie… Enfin. Il peut même
arriver qu’elle soit contre-productive. Vous savez : un excès d’érudition
asphyxie n’importe quel concept.
Il se tait quelques instants pour prendre une pincée de
tabac râpé et la porter à sa narine en aspirant fort. Après avoir éternué et
s’être mouché, il dévisage Tizón avec curiosité.
— C’est vraiment consternant qu’il ait réussi à
s’enfuir, la dernière fois… Vous croyez qu’il a soupçonné le piège ?
Le policier hoche négativement la tête avec conviction.
— Je ne crois pas. La manière dont ça s’est passé
pouvait être fortuite. Puisque l’assassin agit dans la rue, c’est normal que,
tôt ou tard, il tombe sur quelqu’un qui le gêne dans l’accomplissement de son
crime… C’était juste une question de temps.
— Pourtant, des bombes sont tombées depuis sur d’autres
points de la ville. En faisant des victimes.
— Ces bombes-là ne me concernent pas. Elles restent
hors de ma juridiction, si je puis dire.
Autre regard pensif du professeur. Analytique, peut-être.
— Quoi qu’il en soit, vous n’êtes pas tout à fait
innocent. Vous ne l’êtes plus.
— J’espère que vous ne parlez pas des crimes.
— Bien sûr que non. Je parle de cette sensibilité qui
vous fait coïncider avec l’assassin dans la façon d’apprécier certaines choses.
De votre étrange proximité.
— Une affinité criminelle ?
— Grand Dieu, commissaire ! Quels mots affreux.
— Mais c’est ce que vous pensez.
Après avoir réfléchi en silence, Barrull répond que non.
Tout au moins, précise-t-il ensuite, pas de cette manière.
Il croit, parce que c’est scientifiquement démontré, qu’entre certains êtres,
ou qu’entre eux et la Nature, s’établissent des liens que la raison n’est pas
en mesure de justifier. Des expériences intéressantes ont été faites sur des
animaux, et aussi sur des personnes. Cela pourrait expliquer à la fois les
agissements prémonitoires du criminel, assassinant avant que ne tombent les
bombes, et les intuitions du commissaire concernant les intentions de celui-ci
et les lieux où il agit.
— Vous voulez parler de transmission de pensée ?…
Magnétisme et phénomènes du même genre ?
Barrull acquiesce vigoureusement, agitant sa crinière grise.
— Quelque chose comme ça.
Le patron du café vient d’apparaître de nouveau dans la cour
pour voir s’ils sont toujours là. Nous devrions partir, dit le professeur.
Avant que Celis ne prenne son courage à deux mains pour nous jeter dehors.
C’est à vous,
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