Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
sa direction. Le
capitaine corsaire regarde la femme avec étonnement, puis dit quelque chose à
Maraña qui hausse les épaules. Lobo pose sa serviette sur la table, se lève et
vient à la rencontre de Lolita, sans chapeau, en esquivant la foule. Elle ne
lui laisse pas le temps de prononcer le « Que faites-vous ici ? »
qui affleure sur ses lèvres pendant qu’il s’approche.
— J’ai un problème, dit-elle de but en blanc.
Le marin semble déconcerté.
— Grave ?
— Très.
Le corsaire jette un coup d’œil aux alentours. Mal à l’aise.
Son lieutenant s’est assis à sa table et, de là, les observe en se servant un
verre de vin.
— Je ne sais si l’endroit est bien choisi, fait
remarquer Lobo.
— Aucune importance. – Lolita parle avec un calme
qui la surprend elle-même. – Les Français ont pris le Marco Bruto.
— Ah… Et quand cela ?
— Hier, devant le cap Candor. Une canonnière de la
Marine royale a apporté la nouvelle ce matin. On les a aperçus lors d’une
reconnaissance dans le golfe de Rota. Le Marco Bruto et la felouque
corsaire qui l’a arraisonné y sont mouillés l’un près de l’autre… Il devait naviguer
trop près de la terre et le Français est sorti à sa rencontre.
Elle sent peser sur elle le regard de l’homme qui l’étudie,
inquiet. Elle est venue résolue, après avoir réfléchi à ce qu’elle devait dire.
En préparant chaque geste et chaque mot. Son apparence tranquille, cependant,
correspond seulement à un effort de volonté. À une intense violence intérieure.
Ce n’est pas facile de faire front au regard perplexe des yeux clairs qui
l’interrogent. À la bouche entrouverte qu’elle a devant elle.
— Je suis désolé, dit Lobo. C’est un malheur.
— La question n’est pas d’être désolé ou non. C’est
plus qu’un malheur. C’est une catastrophe.
Ce qui vient ensuite n’a rien à voir avec un soudain accès
de sincérité. Lolita Palma lui raconte tout, parce qu’elle sait que c’est la
seule voie. La seule conclusion valable, inévitable, à laquelle elle soit
arrivée. C’est ainsi qu’elle parle de la précieuse cargaison de cuivre, de
sucre, de grains et d’indigo que transporte le brigantin, mais aussi des vingt
mille réaux, vitaux pour la survie immédiate de la firme familiale. Sans
compter la valeur du navire et les biens de moindre importance qui se trouvent
à bord.
— D’après les informations que j’ai pu avoir,
conclut-elle, l’intention des Français est de conduire le navire à Sanlúcar et
de le décharger là-bas ; mais le mauvais temps les a obligés à s’abriter
derrière la pointe de Rota… On suppose qu’ils lèveront l’ancre dès que le vent
aura tourné. Le môle est trop petit pour y accoster.
Le marin s’est redressé un moment, après s’être légèrement
penché pour écouter Lolita en silence. De nouveau, il regarde d’un côté et de
l’autre, puis reporte ses yeux sur elle.
— Ce coup de noroît peut durer quelques jours… Pourquoi
ne déchargent-ils pas sur la plage ?
Lolita Palma l’ignore. Peut-être pour ne pas prendre de
risques, si près des canonnières espagnoles et anglaises. Et puis la felouque
est basée à Sanlúcar, et ils peuvent préférer y retourner. Enfin des
guérilleros opèrent à proximité du Rio Salado. En pareil cas, les Français ne
font pas confiance au transport par la terre.
— Est-ce que ce que je vous dis vous intéresse
vraiment, capitaine ?
Elle formule cette question avec une pointe d’irritation.
Son ton frise le mépris. Elle observe qu’il a encore une fois détourné le
regard, comme s’il n’accordait pas toute son attention à ses paroles et
préférait s’intéresser aux petites lampes et aux lanternes qui continuent de
s’allumer, à cette heure entre chien et loup, dans les porches et les boutiques
des maisons voisines. Au bout d’un moment elle le voit plisser les paupières.
— Et c’est pour me raconter ça que vous me
cherchiez ?
Il la regarde enfin de nouveau. Méfiant. C’est ainsi qu’il
regarde la mer, conclut-elle. Ou la vie. Et c’est maintenant que je dois lui
dire ce que j’ai à dire.
— Je veux que vous repreniez le Marco Bruto.
Elle a parlé – elle a réussi à parler – à voix
basse et calmement. Après quoi, elle relève le menton et le fixe avec
intensité, sans ciller, tout en tentant de dissimuler le rythme désordonné de
son cœur. Ce serait ridicule,
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